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Reçu aujourd’hui — 22 octobre 2025

"Zelensky représente aujourd’hui l’anti-Munich" : le spectre de la lâcheté européenne sur l’Ukraine

22 octobre 2025 à 07:00

L’Ukraine devra-t-elle céder un cinquième de son territoire à Vladimir Poutine, comme Donald Trump le préconise pour stopper le carnage et la dévastation perpétrés par les armées russes ? Au contraire, un tel renoncement ne risquerait-il pas d’inciter l’autocrate du Kremlin à préparer de futures agressions ? Journaliste du Figaro spécialiste de géopolitique, Isabelle Lasserre explore ce dilemme dans son dernier livre, Les Fantômes de Munich (Éditions de l’Observatoire, 224 pages, 22 €). La réponse apportée à cette grave question déterminera le destin du continent pour les décennies à venir.

Penser naïvement qu’on peut rétablir la paix en cédant à un agresseur dictatorial, c’est le faux pas tragique que commirent les dirigeants britanniques et français à la conférence de Munich, en septembre 1938. En laissant Adolf Hitler s’emparer de régions de Tchécoslovaquie peuplées d’Allemands de souche, Chamberlain et Daladier cherchaient à apaiser le tyran nazi. Ils n’ont fait qu’attiser sa soif de conquête, ouvrant la voie à la Seconde Guerre mondiale. Ils choisirent le déshonneur dans l’espoir d’éviter le conflit : ils eurent et l’un, et l’autre, constata Churchill.

Céder le Donbass

Quatre-vingt-sept ans plus tard, le président américain vient d’exiger de Volodymyr Zelensky qu’il accepte de céder à Poutine la plus grande partie du Donbass - y compris certaines zones de l’oblast de Donetsk encore sous contrôle ukrainien - ainsi que la Crimée. Tel un nouveau Chamberlain, Trump tente de forcer un "deal" à ce sujet avec Poutine par-dessus la tête des Ukrainiens. Zelensky n’a pas été convié à leur dernier sommet le 15 août en Alaska, de même que Benes, le président de la Tchécoslovaquie, ne fut pas invité à participer aux pourparlers de Munich en 1938.

Cependant, l’histoire ne se répète pas. "Volodymyr Zelensky représente aujourd’hui l’anti-Munich, écrit Isabelle Lasserre. Alors que les Tchèques n’avaient pas résisté à Hitler, lui a fait le pari de la résistance armée. Il a cassé la logique selon laquelle un petit pays, surtout s’il n’est pas soutenu par ses amis, doit forcément s’écraser devant le grand. Il a réhabilité la légende de David contre Goliath et prouvé que les faibles pouvaient être forts. C’est ce courage et cette énorme prise de risques qui ont forcé les Occidentaux à se positionner différemment et à venir en soutien de l’Ukraine."

Les Européens ont pourtant longtemps parié sur l’apaisement face à Poutine. Ce fut le cas en 2008, sur la Géorgie. Ce fut encore le cas avec les accords de Minsk sur l’Ukraine, en 2014 et en 2015, qui furent un jeu de dupes. Ce fut toujours le cas après l’invasion russe de 2022, lorsque Emmanuel Macron plaidait pour "ne pas humilier la Russie" et projetait de construire une "architecture de sécurité" européenne incluant l’agresseur. "La principale erreur des démocraties libérales européennes est de ne pas avoir saisi le basculement du monde, son glissement vers une nouvelle organisation dominée par la force", observe Isabelle Lasserre.

Trop longtemps les Européens se sont laissés bercer par l’illusion des "dividendes de la paix" post-guerre froide, par le confort de leur État-providence et le refus de voir leur mode de vie remis en cause. Le retour du fracas des armes sur le continent en 2022 aurait bien pu passer inaperçu, nonobstant la résistance acharnée des Ukrainiens. Il a fallu que Vladimir Poutine lance une série d’agressions hybrides contre les démocraties du continent pour que les Européens émergent de leur torpeur et commencent à se réarmer, quoique toujours trop peu, trop tard. L’esprit de Munich, ce mélange de lâcheté et d’aveuglement face à la tyrannie, est toujours bien présent.

En s’en prenant de manière répétée aux intérêts des démocraties européennes depuis qu’il est revenu à la Maison-Blanche en janvier 2025, Donald Trump parviendra-t-il, enfin, à les réveiller vraiment, à les pousser à prendre enfin leur destin en mains ? Isabelle Lasserre résume l’objectif : "Assumer le réarmement industriel et militaire du continent, mais aussi son réarmement moral". A ce jour, ce n’est pas gagné.

© afp.com/Ludovic MARIN

"Zelensky représente aujourd’hui l’anti-Munich" : le spectre de la lâcheté européenne sur l’Ukraine

22 octobre 2025 à 07:00

L’Ukraine devra-t-elle céder un cinquième de son territoire à Vladimir Poutine, comme Donald Trump le préconise pour stopper le carnage et la dévastation perpétrés par les armées russes ? Au contraire, un tel renoncement ne risquerait-il pas d’inciter l’autocrate du Kremlin à préparer de futures agressions ? Journaliste du Figaro spécialiste de géopolitique, Isabelle Lasserre explore ce dilemme dans son dernier livre, Les Fantômes de Munich (Éditions de l’Observatoire, 224 pages, 22 €). La réponse apportée à cette grave question déterminera le destin du continent pour les décennies à venir.

Penser naïvement qu’on peut rétablir la paix en cédant à un agresseur dictatorial, c’est le faux pas tragique que commirent les dirigeants britanniques et français à la conférence de Munich, en septembre 1938. En laissant Adolf Hitler s’emparer de régions de Tchécoslovaquie peuplées d’Allemands de souche, Chamberlain et Daladier cherchaient à apaiser le tyran nazi. Ils n’ont fait qu’attiser sa soif de conquête, ouvrant la voie à la Seconde Guerre mondiale. Ils choisirent le déshonneur dans l’espoir d’éviter le conflit : ils eurent et l’un, et l’autre, constata Churchill.

Céder le Donbass

Quatre-vingt-sept ans plus tard, le président américain vient d’exiger de Volodymyr Zelensky qu’il accepte de céder à Poutine la plus grande partie du Donbass - y compris certaines zones de l’oblast de Donetsk encore sous contrôle ukrainien - ainsi que la Crimée. Tel un nouveau Chamberlain, Trump tente de forcer un "deal" à ce sujet avec Poutine par-dessus la tête des Ukrainiens. Zelensky n’a pas été convié à leur dernier sommet le 15 août en Alaska, de même que Benes, le président de la Tchécoslovaquie, ne fut pas invité à participer aux pourparlers de Munich en 1938.

Cependant, l’histoire ne se répète pas. "Volodymyr Zelensky représente aujourd’hui l’anti-Munich, écrit Isabelle Lasserre. Alors que les Tchèques n’avaient pas résisté à Hitler, lui a fait le pari de la résistance armée. Il a cassé la logique selon laquelle un petit pays, surtout s’il n’est pas soutenu par ses amis, doit forcément s’écraser devant le grand. Il a réhabilité la légende de David contre Goliath et prouvé que les faibles pouvaient être forts. C’est ce courage et cette énorme prise de risques qui ont forcé les Occidentaux à se positionner différemment et à venir en soutien de l’Ukraine."

Les Européens ont pourtant longtemps parié sur l’apaisement face à Poutine. Ce fut le cas en 2008, sur la Géorgie. Ce fut encore le cas avec les accords de Minsk sur l’Ukraine, en 2014 et en 2015, qui furent un jeu de dupes. Ce fut toujours le cas après l’invasion russe de 2022, lorsque Emmanuel Macron plaidait pour "ne pas humilier la Russie" et projetait de construire une "architecture de sécurité" européenne incluant l’agresseur. "La principale erreur des démocraties libérales européennes est de ne pas avoir saisi le basculement du monde, son glissement vers une nouvelle organisation dominée par la force", observe Isabelle Lasserre.

Trop longtemps les Européens se sont laissés bercer par l’illusion des "dividendes de la paix" post-guerre froide, par le confort de leur État-providence et le refus de voir leur mode de vie remis en cause. Le retour du fracas des armes sur le continent en 2022 aurait bien pu passer inaperçu, nonobstant la résistance acharnée des Ukrainiens. Il a fallu que Vladimir Poutine lance une série d’agressions hybrides contre les démocraties du continent pour que les Européens émergent de leur torpeur et commencent à se réarmer, quoique toujours trop peu, trop tard. L’esprit de Munich, ce mélange de lâcheté et d’aveuglement face à la tyrannie, est toujours bien présent.

En s’en prenant de manière répétée aux intérêts des démocraties européennes depuis qu’il est revenu à la Maison-Blanche en janvier 2025, Donald Trump parviendra-t-il, enfin, à les réveiller vraiment, à les pousser à prendre enfin leur destin en mains ? Isabelle Lasserre résume l’objectif : "Assumer le réarmement industriel et militaire du continent, mais aussi son réarmement moral". A ce jour, ce n’est pas gagné.

© afp.com/Ludovic MARIN

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président français Emmanuel Macron, à l'Elysée, à Paris, le 3 septembre 2025
Reçu hier — 21 octobre 2025

Terres rares : la Chine compromet le réarmement de l’Europe... et fait le jeu de Poutine

21 octobre 2025 à 11:30

Le Parti communiste chinois tire le tapis sous les pieds de l’Europe au moment où elle tente de se réarmer. A compter du 1er décembre, les fabricants d’armes européens devront composer avec une série de nouvelles restrictions imposées par Pékin au reste du monde sur ses ventes de métaux rares et technologies connexes. Or, la Chine domine presque totalement l’extraction et le raffinage des terres rares, indispensables pour une foule de produits électroniques : instruments médicaux, automobiles, ordinateurs, mais aussi drones, missiles, avions de combat, radars… Une stratégie qu'elle a peaufinée de longue date.

Officiellement, c’est l’Amérique qui est visée, mais dans la pratique, l’Europe est touchée de plein fouet. Outre les licences qu’il impose désormais à l’exportation, le PCC a décrété qu’aucune autorisation ne serait donnée pour les ventes ayant des implications militaires. Le ciblage de ses fabricants d’armes n’est sans doute pas une coïncidence au moment où l’Europe est de plus en plus seule à soutenir l’Ukraine après la défection de l’administration Trump, qui a pratiquement cessé toute fourniture d’aide à Kiev en armes et munitions. En freinant le réarmement européen, la Chine renforce, indirectement, son appui à Moscou.

La coordination croissante des deux grandes puissances révisionnistes inquiète au plus haut point les dirigeants européens, qui y voient l’amorce d’un scénario cauchemardesque. Le secrétaire général de l’Otan, le néerlandais Mark Rutte, a prévenu le 14 octobre : "Si, par exemple, la Chine décidait de s’en prendre à Taïwan, il est hautement probable qu’elle contraindrait son partenaire junior, la Russie de Vladimir Poutine, à s’en prendre simultanément à l’Otan, pour que nous soyons occupés". En clair : l’engrenage de la troisième guerre mondiale serait enclenché.

On comprend, dès lors, pourquoi le PCC a intérêt à freiner autant que possible le réarmement de l’Europe, dont tous les dirigeants (à l’exception de l’Espagnol Pedro Sanchez) ont souscrit au sommet de l’Otan, en juin à La Haye, à l’objectif de porter leurs dépenses de défense à 3,5 % du produit intérieur brut à l’horizon 2035 (contre 2 % aujourd’hui). L’UE a pris conscience de sa dépendance excessive en matière de terres rares. L’an dernier, elle a pris un règlement pour accroître sa production propre, diversifier ses importations et promouvoir le recyclage. Mais il faudra du temps pour y parvenir, alors que les besoins sont urgents.

© afp.com/Handout

Photo fournie par le service de presse de la présidence kazakhe de Xi Jinping à Astana, la capitale kazakhe, le 17 juin 2025
Reçu avant avant-hier

"Ils sont obsédés par l’Europe" : à Bruges, l’influent collège qui forme les élites de Bruxelles

20 octobre 2025 à 10:45

Joyau du riche passé bourguignon dans la plaine flamande, Bruges est une cité de canaux pittoresques, de façades à pignon et de ruelles pavées qui forment un décor mélancolique. Dans cette ville suspendue dans le temps se trouve un creuset méconnu : l’école qui, depuis trois générations, forge les élites appelées à édifier l’Europe. Chaque année depuis sa création, en 1949, par des hommes politiques visionnaires qui entendaient unir les Etats du vieux continent après le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, le Collège d’Europe accueille quelque 300 étudiants autour de cette ambition humaniste. "On ne vient pas ici juste pour étudier et trouver un emploi, explique Federica Mogherini, la rectrice. On vient ici parce qu’on est passionné par l’intégration européenne et qu’on veut y contribuer".

Ceux qui arrivent chaque année au début septembre, âgés en moyenne de 25 ans, ont déjà derrière eux au moins un master, ainsi qu’un processus de sélection exigeant. Pendant 10 mois, jusqu’en juin, ils vont compléter leur formation par des études dans une des filières proposées par l’école : droit européen, très cotée dans les milieux juridiques spécialisés, mais aussi économie, relations internationales ou sciences politiques. Ils ne vont pas seulement étudier : ils vont aussi habiter ensemble dans l’une des huit résidences réparties dans la ville, prendre leurs repas à la cantine commune, se frotter aux us et coutumes des autres nationalités, s’amuser en buvant des bières locales et discuter à profusion de leurs rêves européens. A Bruges, le soir, quand les cohortes de touristes sont parties et que les rues pavées sont désertes, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. "Parfois, je leur dis que pendant le dîner, ils ont le droit de parler de foot, de nourriture ou de n’importe quel autre sujet, confie Mogherini. Ils sont vraiment obsédés par l’Europe, c’est très rafraîchissant".

Une marraine symbolique

L’école vit au rythme des drames du continent. Dans le hall du siège principal de l’école au 11, Dijverstraat (rue des digues), on remarque un grand portrait de Victoria Amelina, l’écrivaine ukrainienne tuée à 37 ans par un missile russe qui a visé la pizzeria où elle dînait, en 2023 à Kramatorsk dans le Donbass. Les étudiants et le personnel de l’école l’ont choisie comme marraine symbolique de promotion cette année. Une cinquantaine de nationalités sont réunies ici ; plusieurs étudiants en cumulent deux ou trois. Les Etats membres de l’Union fournissent les trois quarts des effectifs. Le reste vient des pays candidats (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Turquie, pays des Balkans) mais aussi de Suisse, du Royaume-Uni (malgré le Brexit, Londres continue à distribuer des bourses à des étudiants britanniques pour venir étudier à Bruges) d’Amérique, d’Afrique et parfois d’Asie.

Les Français constituent traditionnellement le contingent national le plus nombreux, devant les Espagnols et les Italiens, et c’est vrai cette année encore. Il faut dire qu’ils sont avantagés par leur langue, dans une école où l’enseignement est dispensé en français et en anglais. C’est le cas également sur les deux autres campus du Collège : celui de Natolin (120 étudiants), créé en 1992 sur les anciennes terres de chasse du roi de Pologne près de Varsovie, et celui de Tirana, en Albanie, le petit dernier, ouvert l’an dernier pour une quarantaine d’étudiants qui se spécialisent dans l’intégration des Balkans occidentaux.

Le prix est élevé, 29 000 euros pour l’année (27 000 à Tirana), études, logement et repas compris, mais plus des deux tiers des étudiants bénéficient d’une bourse, complète ou partielle, dispensée par l’école, par leur pays d’origine ou par des fondations pro-européennes. Selon la rectrice, la multiplication des bourses a permis de diversifier le profil socio-économique des élèves sous son mandat, entamé en 2020 et renouvelé l’an dernier. En réalité, l’école chiffre à 55 000 euros le coût réel de chaque étudiant. La Commission européenne couvre une grande part du surplus.

Pas d'attitudes eurobéates

Le regain de nationalisme à travers le continent ne nuit pas aux candidatures, toujours aussi nombreuses. Mais l’heure n’est plus trop aux attitudes eurobéates. La préoccupation domine. "Je suis inquiète au sujet de l’Union européenne, confie Susana Arias, étudiante néerlando-espagnole qui a étudié le droit à Utrecht avant de venir à Bruges. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il était important de comprendre l’UE sous une perspective politique". "Je m’intéresse aux mouvements eurosceptiques, dit une de ses camarades, la française Hortense Roussel, qui a étudié à Paris et à Berlin. Je souhaite me spécialiser sur ce phénomène et comprendre les dynamiques dans les différents Etats membres. C’est aussi ça qui m’a conduite ici".

De son côté, Federica Mogherini observe que "nous n’avons pas vraiment d’antieuropéens dans notre collège mais certains étudiants se montrent très critiques envers l’UE, soit pour dénoncer certaines politiques, soit pour regretter la manière dont travaillent les institutions. Je leur explique qu’ici, ils peuvent acquérir les outils qui leur permettront de changer les choses". Les cours magistraux sont plutôt rassemblés au premier semestre, alors que le travail en groupe est privilégié au second semestre, avec en particulier des jeux de rôle reproduisant des débats qui ont lieu réellement au même moment au Parlement européen ou au Conseil. "Dans les institutions, il y a une valeur ajoutée lorsqu’on vient du Collège car on y acquiert non seulement la théorie, mais aussi la pratique des affaires européennes. Nos étudiants connaissent la réalité du travail de l’UE", souligne Mogherini.

Les professeurs permanents sont peu nombreux. En revanche, et c’est l’un des points forts du Collège, de nombreux hauts fonctionnaires de l’UE ou praticiens de l’Europe comme des avocats ou des représentants de groupes d’intérêts sont invités à intervenir au cours de l’année. Cela permet aux élèves d’être plongés dans le bain bruxellois. Beaucoup d’étudiants sont attirés par une carrière dans les institutions communautaires mais dans la réalité, seule une minorité pourra y accéder tant les places y sont chères. Beaucoup rejoignent des cabinets d’avocats, des corps diplomatiques nationaux, des organisations non gouvernementales, d’autres institutions (Otan, ONU…) ou des postes de chargés d’affaires publiques et européennes dans de grandes entreprises.

Certains font tout autre chose, tels Olivier Guez, l’écrivain lauréat du prix Renaudot en 2017 pour La disparition de Josef Mengele (Grasset), qui fit partie de la promotion 1998 de Bruges. "La carrière européenne n’était pas faite pour moi, raconte-t-il. J’avais envie de voyager, d’écrire des romans. Mais je me suis toujours considéré comme Européen et à Bruges, j’ai pu plonger dans une Europe charnelle, dans un concentré d’Europe. L’expérience était fabuleuse et je me suis créé des amitiés pour la vie".

Le réseautage pendant toute la vie professionnelle

Ce sentiment d’appartenir à une grande famille, né de l’intensité des contacts pendant l’année au Collège mais aussi d’une passion commune pour l’Europe, est partagé par nombre d’anciens et facilite le réseautage pendant toute la vie professionnelle. Catherine Ray, qui fut élève en 1998-1999 puis a fait carrière à la Commission avant de revenir certaines années au Collège comme enseignante, observe que "la force de Bruges, quand on veut travailler dans les affaires européennes, c’est son réseau. Pendant l’année d’études, on vit ensemble du matin au soir et vingt-cinq ans après, on est toujours aussi liés. Dans les institutions, ça reste une carte, même un quart de siècle après. Comme Bruxelles est un microcosme, l’effet du réseau est amplifié". A la Commission, certains parlent même de "la mafia de Bruges". La présidente du Parlement européen, la maltaise Roberta Metsola, le président finlandais, Alexander Stubb, mais aussi des commissaires, directeurs généraux, juges à la Cour européenne, ambassadeurs représentant leur pays à Bruxelles, sont des anciens.

La rectrice Mogherini, elle-même ancienne vice-présidente de la Commission, où elle fut haute représentante pour les affaires étrangères (2014-2019), après avoir été cheffe de la diplomatie italienne dans le gouvernement de Matteo Renzi (2014), a bien compris l’importance du réseau. "Grâce à leur passé commun, un fonctionnaire de la Commission peut appeler en cas de besoin un ami qui travaille au Quai d’Orsay, au ministère espagnol de la Défense ou à la Cour de justice de l’UE à Luxembourg. C’est très efficace". Tous les cinq ans, les anciens se retrouvent à Bruges. "J’en ai vu certains qui reviennent au bout de cinquante ans. Ils sont restés en contact pendant cinq décennies ! C’est impressionnant", dit-elle.

Pour amplifier encore l’effet réseau, elle a entrepris de rapatrier au sein de l’école l’association des anciens, sur le modèle des grandes universités américaines, afin de lui permettre d’utiliser les ressources administratives du Collège. Elle a étendu aussi les activités de l’école, en ouvrant une nouvelle filière, de formation professionnelle celle-là, pour de jeunes diplomates nationaux qui veulent approfondir leur expérience des affaires européennes. Le cursus est différent mais le principe est le même : les diplomates sont aussi invités à vivre ensemble pendant les cinq mois que dure leur formation. Une manière, là encore, d’étendre le réseau et l’influence d’un Collège au cœur d’une Europe assaillie de toutes parts.

© @ Collège of Europe - D. Le Lardic/ European Union - J. Saget/AFP - L'Express

L'école, depuis trois générations, forge les élites appelées à édifier l’Europe.

Tchéquie, Pologne… Le climat, nouvelle victime du populisme européen

18 octobre 2025 à 08:45

Le populisme nuit au climat. A travers l’Europe, l’essor des partis nationalistes et eurosceptiques s’accompagne d’un rejet croissant des politiques visant à enrayer le réchauffement de la planète. Dernier exemple en date, le parti Automobilistes ensemble, qui vient de faire élire 13 députés au parlement de la République tchèque, se pose en force d’appoint indispensable à l’entrepreneur populiste Andrej Babis, arrivé en tête du scrutin le 4 octobre, pour former un gouvernement.

Créé en 2022 à Prague, avec pour seul programme à l’époque la lutte contre les pistes cyclables, Automobilistes ensemble est devenu en à peine trois ans un parti qui compte au pays de Skoda. Il revendique aujourd’hui quatre postes de ministres. Son homme fort, le député européen Filip Turek, pressenti pour les Affaires étrangères, est pourtant peu recommandable. Dévoilés ces derniers jours, de vieux posts sur les réseaux sociaux témoignent des affinités néonazies de cet ancien coureur automobile de F4.

Retour de bâton environnemental

Cela ne semble pas effrayer ses électeurs. En Tchéquie comme ailleurs en Europe, le retour de bâton contre les réglementations vertes s’appuie sur un public surtout masculin, jeune et provincial, rétif à l’évolution des valeurs. La France en a fait l’expérience dès 2019 avec la révolte des gilets jaunes contre le projet de taxe carbone. Depuis, l’inquiétude s’est répandue. On l’a vu dans les mobilisations contre les zones à faible émission, contre les éoliennes ou contre les fermes de panneaux solaires. On l’a vu aussi dans l’insurrection contre l’imposition de modes de chauffage "propres" en Allemagne en 2023, ou encore dans les protestations d’agriculteurs contre des mesures visant à réduire le cheptel bovin aux Pays-Bas ou en Belgique afin de limiter la pollution aux nitrates.

Le volontarisme des politiques vertes et leur caractère souvent coercitif alimentent la grogne contre les excès de bureaucratie et l’interventionnisme des Etats. Les partis populistes de droite sont les premiers à avoir compris l’impact électoral d’une préoccupation pourtant manifeste, les enquêtes d’opinion en témoignent, à travers l’ensemble du spectre politique. La campagne de l’AfD allemande contre la "dictature écolo" a contribué à son succès aux élections fédérales de février dernier (20,8 % des suffrages exprimés, deux fois plus qu’au scrutin précédent de 2021). En Pologne aussi, le positionnement du candidat nationaliste Karol Nawrocki contre le Pacte vert européen a aidé à sa victoire lors de la présidentielle de juin 2025.

Avec du retard, la droite traditionnelle embraye. Le chancelier allemand Friedrich Merz, qui est chrétien-démocrate, entend désormais contraindre l’Union européenne à revenir sur sa décision d’interdire dès 2035 la commercialisation de véhicules à moteur thermique. Cette interdiction, prise en 2023 par le Parlement européen et les Etats membres, met les constructeurs automobiles européens à la peine face à la concurrence chinoise et américaine dans les véhicules à moteur électrique. L’Italienne Giorgia Meloni est sur la même ligne que Merz.

Les citoyens soucieux du climat

La généralisation des politiques écologiques après l’accord de Paris de 2015 a fait trop peu de cas de la survie de secteurs pourtant vitaux pour l’économie européenne, comme l’agriculture ou l’industrie automobile. C’est là un point faible de la transition verte : son coût financier, mais aussi social, a été sous-estimé par les gouvernements européens, qui ont ainsi nourri à la fois le scepticisme populaire contre les politiques technocratiques et l’essor électoral de la droite populiste.

L’opinion publique reste pourtant soucieuse du changement climatique. Le dernier sondage Eurobaromètre, publié en juin par la Commission européenne, montre que neuf citoyens européens sur dix sont favorables à une action renforcée de l’UE pour développer les énergies renouvelables et améliorer l’efficacité énergétique ; huit sur dix soutiennent l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Il convient donc de maintenir le cap, tout en œuvrant à l’acceptabilité des politiques par l’opinion. Cela suppose de faire preuve de souplesse et de pragmatisme. Cela implique surtout d’éviter toute mesure qui renchérirait directement le coût de la vie, comme les taxes sur le carbone, ou toute décision visant à imposer telle ou telle technologie "propre" avec un calendrier contraignant, comme dans la loi européenne sur l’efficacité énergétique des bâtiments. Cela suppose enfin de s’abstenir de s’en prendre à un groupe particulier, comme les agriculteurs ou les automobilistes. Sinon, comme en Tchéquie ce mois-ci, le risque est grand d’un retour de bâton électoral.

© AFP

Le parti Automobilistes ensemble est devenu en à peine trois ans un parti qui compte en Tchéquie. Ici, son leader, Petr Macinka, lors d'un rassemblement électoral à Prague, le 23 septembre 2025.

L’Europe en spectatrice dans le Proche-Orient de Donald Trump

14 octobre 2025 à 07:44

L’Europe n’a joué qu’un rôle marginal pendant les deux années de guerre à Gaza. Peut-elle retrouver une voix qui compte dans les pourparlers de paix ? Et si jamais elle y parvient, pour promouvoir quel projet d’avenir au Proche-Orient ? Et avec quels partenaires dans la région ?

Les dirigeants européens se sont pressés lundi 13 octobre au "sommet de la paix" réuni autour de Donald Trump à Charm el-Cheikh, en Égypte : France, Allemagne, Italie, Espagne, Grèce, entre autres membres de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni, étaient représentés au plus haut niveau. Mais au-delà des félicitations de rigueur adressées à Donald Trump après la libération des derniers otages israéliens vivants à Gaza, ces chefs d’Etat et de gouvernement n’avaient dans leurs valises aucun plan commun qui pourrait leur permettre de peser sur la suite des événements.

Des intérêts cruciaux à défendre

L’Europe a pourtant des intérêts cruciaux à défendre au Levant, dont elle est proche non seulement sur le plan géographique mais aussi historique, culturel et religieux. Sécurité, migration, approvisionnement énergétique, échanges commerciaux, sont des dossiers dans lesquels des acteurs du Proche-Orient jouent un rôle clé. Qu’on se souvienne, par exemple, de l’impact de la guerre civile syrienne, il y a une décennie, avec une série d’attentats terroristes fomentés par des islamistes depuis la Syrie d’une part, et l’arrivée d’une vague massive de centaines de milliers de réfugiés fuyant les violences, d’autre part. Le renoncement de l’Europe (et de l’Amérique, aussi) à intervenir pour trouver une issue à la crise syrienne s’est payé comptant.

Les leçons de cet épisode n’ont pas été tirées. A Gaza, dès les massacres perpétrés le 7 octobre 2023 par le Hamas, et plus encore par la suite, la réponse de l’Europe a été confuse et indécise. La valse-hésitation d’Emmanuel Macron, qui a proposé de mettre sur pied une "coalition anti-Hamas", avant d’y renoncer, a symbolisé le désarroi des Européens face au plus grand massacre de juifs depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce désarroi n’a fait que croître dans les deux années qui ont suivi, à mesure que s’étirait le conflit à Gaza et que s’alourdissait le bilan des morts.

Tiraillés entre leur soutien au droit d’Israël à se défendre face au terrorisme et leur émotion face à l’ampleur des dévastations à Gaza, les Européens se sont contentés de mesures sans impact réel, comme la suspension partielle de leurs ventes d’armes à Israël (qui se fournit essentiellement aux Etats-Unis), ou la reconnaissance d’un Etat palestinien qui n’existe pas. Leurs admonestations et appels à la retenue ont été des prêches dans le désert. Ils ont été incapables aussi d’empêcher l’extension progressive du conflit au Liban, en Iran, en Syrie et jusqu’en mer Rouge. Le 20 juin dernier, leur humiliation a été totale lorsque Donald Trump a ordonné à l’US Air Force de se joindre aux bombardements israéliens visant le programme nucléaire militaire iranien, alors même que les chefs de diplomatie de l’Allemagne, de la France, du Royaume-Uni et de l’UE étaient réunis à Genève avec leur homologue iranien pour tenter de négocier un compromis.

Quelles cartes les Européens pourraient-ils jouer pour se rendre utiles, afin de retrouver un moyen de peser sur le cours des événements ? Le soutien qu’ils ont apporté au projet de règlement en 20 points du président américain a été un premier pas. Ils pourraient désormais apporter leur pierre à l’édification des étapes suivantes, notamment en accompagnant le déploiement d’une force arabe de surveillance du cessez-le-feu et en contribuant à reconstruction de la bande de Gaza, que la Banque mondiale a chiffrée, dans une estimation préliminaire, à 53 milliards de dollars. Ils pourraient aider l’Autorité palestinienne à retrouver un semblant de crédibilité en la poussant à se réformer et à lutter contre la corruption. C’est un dossier sur lequel les Européens disposent d’un vrai levier, puisqu’ils sont traditionnellement le premier fournisseur d’aide internationale aux Palestiniens (1,36 milliard d’euros sur la période 2021-2024). En avril dernier, l’UE a décidé une nouvelle aide de 1,6 milliard d’euros pour la période 2025-2027. Elle gagnerait à être conditionnelle.

Les Européens pourraient enfin œuvrer à l’insertion d’Israël et d’un futur Etat palestinien dans la région, en aidant à étendre les accords d’Abraham par lequel les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan ont reconnu l’Etat hébreu en 2020. Cependant, et même si le Hamas acceptait de se désarmer et de s’effacer, ce qui est loin d’être acquis, il faut se garder de toute illusion. Après les traumatismes que viennent de subir les Israéliens et les Palestiniens, la perspective à laquelle la grande majorité des Européens reste attachée - la coexistence pacifique de deux Etats, l’un juif et l’autre arabe, entre le Jourdain et la Méditerranée - est plus éloignée que jamais.

© CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Benyamin Netanyahou et Donald Trump, lundi 13 octobre 2025, à Tel-Aviv, en Israël.

"Ce pays qui n’aimait pas l’amour", de Yaroslav Trofimov : le grand roman du martyre de l’Ukraine

11 octobre 2025 à 10:00

On sort inconsolable de Ce pays qui n’aimait pas l’amour, un livre aussi chagrinant que le titre le laisse entrevoir. Le roman (Éditions Istya & Cie, traduit de l’anglais par Jean Esch, 528 pages, 23 euros) retrace le destin poignant d’une jeune juive d’Ukraine au milieu du XXe siècle et, à travers lui, met au jour les racines d’une tragédie dont les derniers actes se jouent aujourd’hui dans les steppes du Donbass.

"Ce pays qui n'aimait pas l'amour", de Yaroslav Trofimov.

Grand reporter au Wall Street Journal, deux fois finaliste du prix Pulitzer pour ses articles sur l’Afghanistan (2022) et l’Ukraine (2023), Yaroslav Trofimov, qui est né à Kiev, a construit sa fresque épique autour de Debora, personnage librement inspiré de sa grand-mère, qui portait le même prénom. Cependant, si les protagonistes sont fictionnels, les convulsions historiques dans lesquelles ils évoluent sont véridiques jusque dans les détails.

L’auteur raconte l’histoire d’une jeune femme ballottée par les bouleversements de son époque mais déterminée à survivre quoi qu’il en coûte, et qui devra pour cela faire des choix déchirants. Elle va peu à peu perdre ses illusions - et son amour. On suit Debora depuis sa ville d’origine, Ouman, dont la moitié de la population était juive avant les drames du XXe siècle, jusqu’à Kharkiv, Kiev et Stalingrad.

L’histoire de la résilience de l’âme humaine

A travers les tribulations de son héroïne, Yaroslav Trofimov aborde l’Holodomor, la famine dévastatrice qui fit des millions de morts en 1932 et 1933, orchestrée par les Bolcheviks dans le "grenier de l’Europe" pour tenter de briser la résistance ukrainienne à la collectivisation. Il évoque l’élimination de nombreux intellectuels et artistes ukrainiens, quelques années plus tard, sur ordre de Moscou ; puis la Seconde Guerre mondiale, l’invasion nazie et la Shoah ; l’insurrection ukrainienne contre le pouvoir soviétique, qui a marqué les années d’après-guerre jusqu’à la mort de Joseph Staline en 1953 ; l’antisémitisme aussi, qui court comme un fil rouge dans son ouvrage. Derrière tous ces drames, Trofimov narre la construction de la nation ukrainienne, qui va parvenir à se forger une identité en traversant des tueries d’une ampleur jamais connue auparavant.

Ce pays qui n’aimait pas l’amour est aussi, et peut-être surtout, l’histoire de la résilience de l’âme humaine lorsqu’elle est confrontée au totalitarisme et à la barbarie. Trofimov explore le cynisme des uns, la médiocrité des autres, les renoncements et les trahisons de beaucoup. Il ne cache rien de la cruauté de ceux qui n’ont d’autre choix que de se battre pour leur survie. Mais il montre que la fraternité et l’amour, même s’ils pèsent peu face aux pires atrocités, valent la peine d’être vécus. Et on entrevoit, derrière l’épopée de ses personnages, les raisons qui incitent les Ukrainiens à se montrer unis et déterminés face à l’invasion des armées de Vladimir Poutine : par expérience, ils savent ce qu’il en coûte de se soumettre au joug de l’oppresseur.

© Sebastian Boettcher

Yaroslav Trofimov
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