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"L’Europe doute, et c’est sa force" : le cours d’histoire et de littérature de William Marx

16 novembre 2025 à 11:05

Comment l’Europe peut-elle demeurer fidèle aux Essais de Montaigne et à Don Quichotte tout en s’affirmant face à Vladimir Poutine et Donald Trump ? L’esprit européen est celui du doute et du dialogue, pas de la vérité imposée. Cet état esprit a été fécondé par les grands récits mythologiques et les chefs-d’œuvre de la littérature. Dante, Goethe, Shakespeare, Rabelais, Cervantès, Kafka et d’autres peuvent bien revendiquer la paternité de l’Europe. Car oui, le roman est bien un idéal européen, comme le rappellera William Marx lors du colloque Europe de L’Express, qui se tiendra le 24 novembre, au Palais des Congrès de Strasbourg. Ecrivain, essayiste, ce professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Littératures comparées, a notamment publié Un savoir gai (Minuit, 2018), Des étoiles nouvelles. Quand la littérature découvre le monde (Minuit, 2021) et Un été avec Don Quichotte (Éditions des Equateurs/France Inter, 2024).

L’Express : En quoi le roman est-il un "idéal européen" ?

William Marx : Il n’y a pas d’Europe sans récits communs. La littérature a fourni à la civilisation européenne ses mythes fondateurs : ceux de l’Antiquité gréco-romaine, en particulier l’Enéide de Virgile. Le mythe d’Enée, héros venu de Troie pour fonder Rome, est celui de l’exil fondateur. Voilà le mythe européen par excellence : l’idée que notre civilisation vient d’ailleurs, qu’elle naît du déplacement, de la migration, que nous puisons nos références chez d’autres. Tous les peuples se sont reconnus dans cette légende : les rois de France, dès le XVIᵉ siècle, se disaient descendants des Troyens !

A ces sources antiques s’ajoute la matière celtique, la légende arthurienne née dans les îles britanniques puis fixée en français par Chrétien de Troyes. Ces récits de chevalerie ont circulé dans toute l’Europe : en Allemagne, en Espagne, en Italie, jusqu’à l’Europe de l’Est. On a même retrouvé des romans arthuriens écrits en yiddish ! Avant même d’être un projet politique, l’Europe fut un espace de fiction et d’imaginaire partagé. Ce qui rend possible l’Europe, c’est la culture européenne.

A commencer par les grands romans qui composent son patrimoine…

Le roman suppose la coexistence des contraires. Il met en scène des voix indépendantes, contradictoires, qui s’écoutent et s’opposent. Cet art du pluralisme, c’est aussi celui de la démocratie. Le roman européen repose sur la reconnaissance de l’autre, de sa dignité, de son mystère.

Flaubert nous fait voir le monde à travers les yeux de Madame Bovary ; Dostoïevski nous plonge dans les consciences les plus opaques. Le lecteur doit comprendre sans juger. C’est une éthique avant d’être une esthétique : apprendre à se mettre à la place d’autrui, même quand il est ridicule, comme don Quichotte. Le roman est une école d’humanité.

Don Quichotte, c’est nous ?

Don Quichotte inaugure quelque chose de radicalement nouveau : un roman qui critique le roman. Cervantès fait du récit un instrument de réflexion sur la société, la justice, la religion, le pouvoir. Le fou Don Quichotte devient le véhicule d’une critique universelle. Il incarne la liberté de ton, la liberté de forme, et surtout l’ironie.

Avec lui, le roman devient polyphonique : plusieurs voix, plusieurs consciences s’y affrontent. C’est l’inverse de l’épopée, qui ne parle qu’avec une seule voix. Depuis Cervantès, le roman européen est ce lieu de la contradiction. On retrouve cette polyphonie chez Rabelais, Diderot, Balzac, Flaubert, Gogol, Dostoïevski, jusqu’à Joyce, Virginia Woolf ou Kundera. C’est une invention spécifiquement européenne : un art du dialogue intérieur et de la dissonance.

Quels sont les points communs entre le temps de Cervantès et le nôtre ?

Ils sont multiples : fin des illusions concernant notre planète, remise en cause des modèles politiques et sociaux, querelles religieuses, guerres absurdes et tragiques aux portes de l’Europe, lutte pour la domination mondiale. Cervantès grandit dans un monde dont toutes les certitudes vacillent, comme les nôtres. Don Quichotte arrive alors pour brandir l’idéal et la littérature comme seules ressources possibles de salut. Sans la croyance à un idéal, nous ne valons pas grand-chose. Si nous décidons en revanche de vivre notre vie comme des héros de roman, peut-être échouerons-nous à changer le monde, mais au moins nous aurons réussi à nous changer nous-mêmes, ce qui est l’essentiel. La bonne utopie est celle qui nous transforme de l’intérieur sans qu’on cherche à l’imposer aux autres. On l’appelle aussi littérature. L’Europe est une utopie littéraire.

Dans sa leçon au Collège de France, Peter Sloterdijk dit que l’Europe est le continent de l’aveu et qu’elle souffre d’une grande modestie. Notre pensée philosophique et politique repose sur le doute. A l’ère des Poutine, Trump et Xi, est-ce un handicap ?

L’Europe doute, et c’est sa force. Montaigne l’a inauguré : penser, c’est se contredire. Un écrivain trop oublié, Elie Faure, disait en 1926 : "Le rôle de l’Europe aura été d’ériger la contradiction en principe de vie." C’est très juste. L’esprit européen est celui du doute et du dialogue, pas de la vérité imposée. Mais il faut que cette contradiction reste vivante : elle ne signifie pas faiblesse, elle peut aussi fonder une puissance. La démocratie, c’est l’organisation de la contradiction. L’Europe doit la défendre face aux régimes qui, comme la Russie ou la Chine, refusent le pluralisme. Défendre la contradiction, c’est défendre la liberté même.

Qui, après Cervantès, peut être considéré comme le fondateur du roman européen ? Kafka ?

Kafka invente une allégorie sans clé, une énigme ouverte. Ses récits exigent du lecteur qu’il construise le sens. Rien n’y est donné : le sens se cherche, s’invente, se discute. C’est une tradition très européenne : celle de l’interprétation. Dans le christianisme européen, il n’y a pas de langue sacrée ; les paraboles demandent toujours à être comprises, commentées. La littérature hérite de cela : le refus du littéralisme, la liberté herméneutique. Lire Kafka, c’est exercer sa liberté d’interpréter, c’est refuser la parole unique.

Vous faites du tremblement de terre survenu à Lisbonne en 1755 l’un des événements qui ont le plus secoué la conscience européenne. Pourquoi ?

Le tremblement de terre de Lisbonne a été un choc. Toutes proportions gardées, il a été pour le XVIIIe siècle l’équivalent de la Shoah au XXe. Cet événement a suscité une immense interrogation morale et philosophique : où était Dieu ? Etait-ce la fatalité, ou la faute des hommes ? Voltaire et Rousseau se sont affrontés sur cette question. Cet épisode a ouvert la voie à la sécularisation du monde et à la responsabilité humaine. Depuis, chaque catastrophe a ravivé cette tension entre fatalité et raison. La littérature européenne est née de ce questionnement permanent sur le sens, sur la part d’ombre et de mystère de l’existence.

Faut-il des catastrophes pour que la conscience européenne se réveille ?

Les guerres de religion ont donné Montaigne, la Révolution française Hegel et Hugo, la Première Guerre mondiale Woolf et Valéry, la Shoah Celan et Beckett. Autant d’écrivains d’une envergure européenne, dont l’œuvre est comme une conscience du drame qui vient de se jouer. On le voit aujourd’hui : la pandémie, les menaces géostratégiques, la crise écologique, la montée des extrêmes, tout cela remobilise l’Europe en la rendant d’abord consciente de sa faiblesse. "Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve", disait le poète Hölderlin. Le sentiment de fragilité est notre singularité et paradoxalement notre chance dans un monde où nous sommes les derniers à représenter l’idéal humaniste d’une puissance sans violence.

Le "sacre de l’écrivain", selon l’expression de Paul Bénichou, qui dote les philosophes et les gens de lettres d’un pouvoir spirituel laïc à partir de la moitié du XIXe siècle, est-il un phénomène purement français ?

Il est d’abord français : la France a poussé plus loin que d’autres la sacralisation de l’écrivain. De Voltaire à Zola ou Sartre, la figure de l’intellectuel engagé est très nationale. Mais chaque pays s’est donné ses grands auteurs fondateurs : Dante en Italie, Goethe en Allemagne, Shakespeare en Angleterre, Cervantès en Espagne. Ces écrivains ont unifié la langue et symbolisé la nation. Et dès la fin du XVIIIᵉ siècle, on reconnaît leur équivalence : un concert des nations où Dante, Goethe, Cervantès ou Rabelais dialoguent d’égal à égal.

Votre "Adieu à la littérature" annonçait une crise du roman. L’avons-nous surmontée ? Ou bien sommes-nous en train de la traverser ?

Je crois que nous l’avons dépassée. Après le formalisme du nouveau roman, les écrivains ont renoué avec le réel, d’abord par le récit de soi, puis par des formes plus ouvertes. L’autofiction, de Marguerite Duras à Annie Ernaux, a réinventé le lien entre expérience intime et histoire collective. Les Années d’Ernaux, par exemple, est un roman européen par excellence : ancré dans la France des supermarchés, mais universel dans sa portée.

Aujourd’hui, le roman retrouve une ampleur : on pense à Houellebecq, à Mohamed Mbougar Sarr, à László Krasznahorkai. Ce dernier, tout comme Kafka avant lui, dépeint un monde déréglé, absurde, traversé par l’ironie. Cette ironie — que nos sociétés numériques ont parfois du mal à comprendre — reste la meilleure défense contre les certitudes et les fanatismes.

L’Europe a-t-elle basculé dans ce qu’Alain Finkielkraut nomme "l’après-littérature" ? Avons-nous perdu notre spécificité littéraire ?

Les nations européennes se sont définies autour de leur langue et de leurs écrivains : Dante, Cervantès, Goethe, Rabelais… Ailleurs, ce sont souvent les religions ou les souverains qui fondent les identités. En Europe, ce sont les livres.

C’est aussi pour des raisons symboliques qu’on a voulu intégrer la Grèce à la construction européenne : parce qu’elle est la matrice de la littérature, d’Homère à Sophocle. La tragédie grecque, comme le roman, est un art de la contradiction. L’Europe politique s’est bâtie sur cet héritage esthétique.

L’ironie et le second degré qui caractérisent le roman européen sont de moins en moins compris et acceptés. Sans cette ressource de la littérature, ne risquons-nous pas d’être contaminés par le politiquement correct venu des Etats-Unis ?

La littérature a le grand avantage de nous apprendre qu’une parole peut avoir plusieurs sens, par l’usage de la métaphore ou de l’ironie. Cette richesse du verbe se perd aujourd’hui sur les réseaux sociaux, où l’on réagit et l’on condamne avant même d’avoir cherché à comprendre. Il est très difficile aujourd’hui de faire lire à des élèves les condamnations de l’esclavage proférées par Montesquieu et Voltaire, car elles s’expriment de manière ironique, sous la forme d’un éloge paradoxal. Il est d’autant plus essentiel de faire lire de la littérature aux élèves et de leur faire jouer du théâtre, pour leur apprendre la complexité du langage. Nous croulons sous l’esprit de sérieux, et j’admire plus que tout les écrivains qui portent haut l’esprit de la légèreté et du rire.

Il y a dix ans, vous publiiez La haine de la littérature, qui peut se lire comme une autre histoire de la littérature européenne. Où en est-on avec cette haine ?

La détestation de la littérature est de tous les temps. J’en ai trouvé les premières traces chez Platon. Les théologiens, les moralistes, les scientifiques, les puissants détestent ce discours – la littérature – qui prétend parler du monde tout en nous distrayant, et sans avoir l’autorité nécessaire, ni les diplômes, ni les autorisations, ni la méthode, ni les protocoles. La littérature fait tout – elle nous instruit, nous fait penser, nous émeut, nous élève, nous surprend, nous divertit – de manière illégitime. J’aime quand une œuvre fait scandale : cela veut dire que la littérature agit encore. Mais l’indifférence m’effraie plus que la haine, et je crains que cette indifférence à l’égard de la littérature ne progresse à grands pas parmi la jeunesse.

Michel Houellebecq est l’un des écrivains les plus lus en Europe. Qu’est-ce que son succès dit de nous ?

Michel Houellebecq exprime la crise morale et existentielle de nos sociétés. Il ne propose pas de solution, mais il met le doigt sur la fatigue d’une civilisation. D’autres écrivains, comme Erri De Luca, Javier Cercas ou Krasznahorkai, explorent ce même doute : une Europe qui vacille, qui cherche sa place entre compassion et repli, ouverture et peur.

Le rôle du romancier n’est pas d’apporter des réponses, mais de rendre visibles les contradictions. C’est pour cela que les œuvres sont souvent plus intelligentes que leurs auteurs : elles pensent plus loin qu’eux.

Existe-t-il encore une conversation littéraire européenne ?

Oui, même si elle ne passe plus par les institutions. Les salons, les festivals, les traductions maintiennent ce dialogue. Le vrai problème, c’est la domination de la littérature anglophone, qui écrase les autres voix. On traduit trop de l’anglais et pas assez du hongrois, du tchèque, de l’arabe ou du chinois. Il faut retrouver la curiosité de la différence : lire des œuvres venues d’autres langues, c’est élargir notre Europe intérieure.

Quels sont les écrivains, qui, bien que non européens, le sont dans leur manière d’écrire ?

Salman Rushdie est un écrivain mondial, mais profondément européen dans sa façon d’écrire : il pratique l’ironie, la satire, la jubilation narrative. Son roman Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits est un conte voltairien, peuplé de djinns, drôle et profondément libre. Chez lui, on retrouve l’héritage de Cervantès et de Voltaire : l’art de rire du pouvoir, de tout remettre en jeu. C’est cela, au fond, le roman européen : un lieu où l’on pense en riant, où l’on doute sans désespérer, où la liberté commence avec la contradiction.

A quoi ressemble aujourd’hui un lettré européen ?

Idéalement, ce serait quelqu’un qui a fait l’effort d’assimiler la littérature de l’Antiquité classique, qui a lu la Bible, qui peut lire dans quelques langues étrangères, qui s’intéresse aussi bien au patrimoine littéraire qu’aux nouveautés, et qui tâche de regarder ce qui s’écrit au-delà de nos frontières, voire au-delà de notre continent. J’avoue dresser ici un peu mon portrait-robot. Pourtant, je suis frappé de voir dans les librairies, dans les bibliothèques, sur les bancs du Collège de France ou des universités, tant de lecteurs passionnés, de tout âge, qui ont une vraie passion pour la littérature. Quiconque préfère le soir ouvrir un livre plutôt qu’allumer sa télé ou se laisser hypnotiser par les écrans a gardé quelque chose de l’esprit européen.

"Il y a plus d’œuvres perdues que d’existantes", notiez-vous dans une série de cours au Collège de France. Pensez-vous qu’un chef-d’œuvre de l’importance de Don Quichotte ait pu disparaître ?

Je le crains. Le poème De la nature de Lucrèce a été à deux doigts de disparaître : au Moyen Âge, il n’en existait plus qu’un seul manuscrit. Nous avons perdu d’innombrables tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide. L’œuvre de Sappho s’est réduite à un seul poème. Les grandes épopées dont sont inspirés les poèmes homériques ont disparu. Nous ne connaissons qu’une toute petite partie de ce chef-d’œuvre qu’est le Satiricon. Des dizaines de romans de la Table ronde se sont volatilisés. Le naufrage est abyssal. Depuis l’apparition de l’imprimerie, depuis l’invention du dépôt légal, heureusement, les œuvres se perdent moins : elles reposent quelque part sur les rayonnages des bibliothèques, mais il faut aller les y lire et les découvrir !

Quelles ont été vos dernières lectures européennes ?

Couronné par le prix Nobel, László Krasznahorkai réjouit mes soirées par son splendide humour noir – une vraie réponse à la crise contemporaine. Autrement, je furète volontiers chez les bouquinistes pour découvrir ce que j’ignore – dernièrement l’étincelant recueil poétique Les Barricades mystérieuses d’Olivier Larronde, de 1948. J’y ai déniché Les Corps tranquilles de Jacques Laurent, un roman des années 1940 d’une liberté étonnante, plein d’humour et d’ironie. Il appartient à cette grande lignée du roman polyphonique, où toutes les voix du monde s’entrechoquent.

Et je défends aussi des auteurs oubliés comme Joséphin Péladan, étrange catholique anticolonial du XIXᵉ siècle, ou Rachilde, l’une des premières romancières modernes. Ces écrivains, qu’on relit aujourd’hui, rappellent que l’Europe littéraire s’est toujours nourrie de ses marges, de ses hérétiques et de ses excentriques.

Mon préféré parmi les oubliés, c’est Anatole France. Quel satiriste, quelle drôlerie, quelle élégance, quelle culture ! Il n’a pas été pour rien le modèle de Marcel Proust. Tout est à lire chez lui, mais mon favori, c’est La Révolte des anges, un fabuleux roman métaphysique et anarchiste de 1913.

Vous êtes un fin connaisseur de l’œuvre de Paul Valéry. Ses écrits sur l’Europe peuvent-ils être une source d’inspiration pour notre époque ?

"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles." N’est-il rien de plus actuel que cette phrase qui ouvre La Crise de l’Esprit en 1919 ? Il faut lire ses Regards sur le monde actuel, qui posent clairement le diagnostic de toutes les menaces autour de nous : la technologie, la mondialisation, l’émergence de l’Asie, le totalitarisme. Avec Thomas Mann, Zweig, Einstein et quelques autres, il fait partie de ces puissants esprits qui ont essayé dans l’Entre-deux-guerres de porter haut le flambeau de l’Europe et de la paix par les arts et les lettres.

© Sophie Crépy/Musée d'Orsay

William Marx sera présent au colloque Europe de L’Express, qui se tiendra le 24 novembre, au Palais des Congrès de Strasbourg.

Boualem Sansal gracié par l'Algérie : nos révélations sur un an de tractations secrètes

[Mise à jour : L'Algérie a accepté, ce mercredi 12 novembre, une demande de l'Allemagne de gracier et transférer Boualem Sansal dans ce pays pour qu'il puisse y être soigné, a indiqué un communiqué de la présidence algérienne.]

L’espoir, cette petite lueur qui ne demande qu’un mot favorable pour rayonner. Depuis quelques jours, parmi les amis fidèles de Boualem Sansal, dans ces discussions d’antichambre où l’origine de l’information se fait plus incertaine à mesure qu’elle se propage, on voulait croire le romancier prochainement relâché. "Est-ce qu’il va être libéré le 16 ?", c’est-à-dire un an pile après son interpellation en Algérie, "je ne sais pas, je l’espère", glisse l’écrivain Kamel Daoud sur Radio Classique, ce mercredi 5 novembre. La veille, un message précieux, de ceux auxquels on se raccroche ; un émissaire élyséen a prévenu le jury Goncourt, sur le point d’arborer un badge "Je suis Boualem Sansal", lors de la remise du prix au restaurant Drouant : des discussions fructueuses ont lieu.

Chacun a lu, comme on déchiffrait jadis la Pravda pour s’enquérir des disgrâces au Kremlin, les mots nouvellement agréables de la presse algérienne aux ordres vers le gouvernement français. Sébastien Lecornu porte "l’apaisement", Laurent Nunez le "pragmatisme", dixit le quotidien L’Express, le 6 novembre. Même le vote, à l’Assemblée nationale, d’une résolution visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968 érode à peine l’enthousiasme des éditorialistes autorisés.

Le message de félicitations, le lendemain, comme tous les ans, d’Emmanuel Macron à son homologue, Abdelmadjid Tebboune, commémoration des débuts de la guerre d’indépendance contre la France, s’analyse comme l'ouverture "d’un nouveau chapitre", prémices "d’un prochain rapprochement" avec Alger. Le président algérien, que des sources diplomatiques disent accro à CNews, branché tous les jours sur les débats souvent virulents contre l’Algérie de L’Heure des pros, l’émission de Pascal Praud, se ferait cette fois magnanime.

Déjà, le ministre de l’Intérieur a été invité à Alger, un voyage qu’il prépare pour fin novembre ou début décembre. Certains ont imaginé qu'il puisse ramener l’écrivain de 81 ans, de plus en plus mal en point. Ultime signe positif de décisions imminentes, le président allemand Frank-Walter Steinmeier a réclamé officiellement, ce 10 novembre, le transfert de l'homme de lettres dans son pays. Une requête relayée par l'agence Algérie Presse Service, soumise au pouvoir. Et ce mercredi 12 novembre, le soulagement définitif, la nouvelle attendue depuis si longtemps, l'annonce officielle de la grâce par la présidence algérienne, puis du transfert en Allemagne.

L’histoire n’a jamais été racontée pleinement, mais depuis ce samedi 16 novembre 2024, quand Boualem Sansal a cessé de répondre aux SMS de ses amis pour devenir l’otage d’Alger, le romancier atteint d’un cancer a été "presque libéré" plusieurs fois.

Dans les coulisses de ces douze derniers mois de tractations secrètes, les Algériens louvoient, proclament des casus belli et semblent souvent jouer avec les nerfs de leurs interlocuteurs ; les Français actionnent tous les canaux, DGSE, DGSI, pays étrangers, mais rien n’y a longtemps fait. Ils s’écharpent surtout sur la posture à adopter. Au bout du casse-tête, l’Elysée et le quai d’Orsay ont opté pour une stratégie inconfortable : ne surtout pas braquer l’Algérie. Une patience finalement payante.

16 novembre, le rapt

Ce vendredi 15 novembre, Boualem Sansal dîne au café Lapérouse, place de la Concorde à Paris, avec Xavier Driencourt, ex-ambassadeur de France en Algérie, devenu une des bêtes noires du régime. Il s’apprête à repartir, le lendemain, pour sa maison de Boumerdès, une station balnéaire à 45 kilomètres d’Alger. Il doit y passer quelques jours, avant probablement d’espacer ses voyages, puisqu’il doit s’installer avec son épouse en France, lui qui vient d’obtenir sa naturalisation.

Pour l’heure, il a pu faire l’aller-retour facilement à au moins trois reprises depuis le 3 octobre 2024, lorsqu’il a livré cet entretien passé inaperçu au média d’extrême droite Frontières. "La France a rattaché tout l’Est du Maroc à l’Algérie", pendant la colonisation, y déclare l’auteur de 2084. Personne ne l’a relevée en France, mais la déclaration est bien parvenue jusqu’aux oreilles susceptibles d’Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, lui-même natif de la wilaya de Naâma, une région frontalière du Maroc, un temps revendiquée par Rabat.

Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou

Boualem Sansal

Ses amis s’inquiètent davantage de la fureur d’Alger contre ses romanciers critiques du pouvoir. Le soir même du 15 novembre, la télévision algérienne diffuse un sujet entièrement dirigé contre Kamel Daoud et son roman Houris, lauréat du prix Goncourt. Ce récit au cœur de la décennie noire algérienne est interdit au salon international du livre d’Alger, depuis le 6 novembre. L’acrimonie du régime semble décuplée par le choix d’Emmanuel Macron, le 27 juillet, de reconnaître la marocanité du Sahara occidental. Abdelmadjid Tebboune a vécu comme une humiliation la visite pompeuse du président français à Rabat, du 28 au 30 octobre.

"Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou", plaisante encore Boualem Sansal auprès de l’universitaire Arnaud Benedetti, quelques heures avant son départ. Comme d’habitude, l’écrivain doit envoyer des SMS à ses amis lorsqu’il est bien arrivé. Il ne pourra jamais les transmettre. La rumeur a voulu que l’initiative soit celle d’un douanier zélé, mais c’est bien la DGSI, réplique algérienne du service de renseignement français, qui l’intercepte à l’aéroport d’Alger. L’ambassade de France est laissée sans réponse jusqu’au mardi 19 novembre, quand une source algéroise confirme ce qui était redouté : Boualem Sansal a été embastillé.

La justification parvient via Algérie Presse Service, l’agence d’Etat dévouée à la présidence. Le 22 novembre, un communiqué venimeux conspue "la France macronito-sioniste", et Boualem Sansal, "pantin utile" et "révisionniste" de l’extrême droite française. Abdelmadjid Tebboune tient son otage.

30 janvier, la zizanie

A la manière de Tullius Détritus, le stratège romain envoyé au village gaulois dans un album mythique d’Astérix, l’emprisonnement de Boualem Sansal sème la zizanie dans la société française, en rouvrant des plaies pas suffisamment cicatrisées. Le 25 novembre 2024, le professeur d’histoire-géographie Nedjib Sidi Moussa, invité de C Politique sur France 5, veut "rétablir les faits", au nom "du malaise de beaucoup de gens qui connaissent l’Algérie". Boualem Sansal "alimente un discours d’extrême droite fait d’hostilité à l’égard des immigrés et des musulmans", dit-il, en citant l’entretien à Frontières.

Au gouvernement, Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, hausse le ton, tempête contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) ignorées par Alger, comme dans le cas de l’influenceur Doualemn, refoulé à l’aéroport algérien le 9 janvier. En décembre, il a directement proposé à Emmanuel Macron de faire de Boualem Sansal un ambassadeur à la francophonie, mais le président n’a pas donné suite, soucieux de ne pas provoquer frontalement l’Algérie.

Abdelmadjid Tebboune joue de ces passions. Dans un entretien à L’Opinion, le 30 janvier, il oppose les sages aux extrémistes, livre sa liste noire des officiels infréquentables. "Tout ce qui est Retailleau est douteux", cingle-t-il. Concernant Boualem Sansal, il le dépeint en instrument d’un complot de la droite anti-algérienne : "C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie. Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, juste avant son départ à Alger. Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau". Comprendre : il faut écarter Retailleau et Driencourt pour commencer à négocier.

12 avril, l’espoir déçu

"Boualem, c’était presque fait." En petit comité, ce 2 avril 2025, le Premier ministre François Bayrou se désole. Le président Tebboune avait donné son accord pour une grâce de Boualem Sansal… à condition qu’il ne fasse pas appel de sa condamnation du 27 mars, à cinq ans de prison, pour atteinte à l’unité nationale algérienne. Las, l’écrivain n’a pas eu la consigne de son avocat, qui n’a jamais pu pénétrer sur le territoire algérien, et il a bien demandé à être rejugé.

Cinq mois après son arrestation, son état de santé s’est dégradé. Soigné pour son cancer de la prostate, l’auteur du Village de l’Allemand alterne les séjours à l’hôpital Mustapha-Pacha d’Alger et les retours en cellule, à la prison de Koléa. A Paris, le sort de l’otage et les tensions diplomatiques s’entremêlent. François Bayrou a lancé un ultimatum, le 26 février : si l’Algérie continue son obstruction aux OQTF, les accords de 1968 seront dénoncés sous "six semaines".

La menace semble cette fois produire quelque effet. Anne-Claire Legendre, la conseillère d’Emmanuel Macron chargée de l’Afrique du Nord, se rend trois fois à Alger au premier trimestre, la dernière avec Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique en chef du président. Les échanges menés avec Abdelmadjid Tebboune aboutissent au communiqué conjoint des deux chefs d’Etat, le 31 mars. Il y est question de "reprise sans délai de la coopération sécuritaire", mais aussi du romancier. "Le Président de la République a réitéré sa confiance dans la clairvoyance du président Tebboune et appelé à un geste de clémence et d’humanité à l’égard de M. Boualem Sansal, à raison de l’âge et de l’état de santé de l’écrivain", est-il écrit, dans ce texte où chaque mot est pesé.

Le 6 avril, Jean-Noël Barrot, le ministre des Affaires étrangères, négocie avec Abdelmadjid Tebboune à Alger ; l’appel de Sansal n’empêche pas sa libération pour raisons de santé. Mais le 11 avril, des policiers de la DGSI interpellent un agent du consulat algérien de Créteil. Cette fois, Bruno Retailleau n’y est pour rien : la décision émane d’un juge d’instruction, chargé de l’enquête sur le kidnapping de l’influenceur Amir DZ, une des têtes de Turc de Tebboune, le 29 avril 2024. Selon nos informations, l’agent consulaire est non seulement soupçonné d’avoir participé au rapt, mais aussi de projeter, en ce mois d’avril 2025… une nouvelle action violente contre le blogueur. Furieux, le ministère des Affaires étrangères algérien fustige "l’inconsistance de l’argumentaire vermoulu et farfelu invoqué par les services de sécurité du ministère de l’Intérieur français" qui interviendrait "à des fins de torpillage du processus de relance des relations bilatérales". Le 14 avril, douze fonctionnaires français sont expulsés d’Algérie. Boualem Sansal reste en prison.

29 juin, l’autre otage

Le 29 juin, la France découvre éberluée l’existence d’un deuxième Français otage de l’Algérie. Christophe Gleizes, journaliste sportif pour So Foot, vient d’être condamné à sept ans de prison pour apologie du terrorisme, comme le mentionne Reporters sans frontières dans un communiqué. Même Bruno Retailleau apprend ainsi les faits, connus depuis plus d’un an à l’Elysée et au quai d’Orsay. Pendant treize mois, son entourage s’est efforcé de ne pas solliciter les médias, sur les conseils du ministère des Affaires étrangères, afin de ne pas politiser l’affaire. Sans succès.

Le 15 mai 2024, Christophe Gleizes atterrit en Algérie. Il veut raconter l’histoire de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), club de football légendaire de Tizi Ouzou, à la fibre indépendantiste et contestataire. Quelques jours après son arrivée, le journaliste pense rejoindre un de ses contacts lié à la JSK. Il est en réalité attendu par des policiers. Le 28 mai, au commissariat de Tizi Ouzou, les policiers lui confisquent son matériel et son passeport avant de le relâcher.

Gleizes se rend à l’ambassade de France à Alger, où il dort quelques jours. Les diplomates se montrent optimistes : le dossier est pour le moins léger, le reporter a utilisé un visa touristique au lieu de se présenter comme journaliste, il devrait être expulsé du territoire, ni plus, ni moins.

Sauf que le 9 juin, ses parents apprennent qu’il est placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire algérien. Les autorités ont fouillé son téléphone et son ordinateur. Ils ont trouvé les contacts de deux dirigeants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), une organisation classée terroriste par Alger en 2021. Réfugiés en France, ils faisaient partie des interlocuteurs "que Christophe avait interrogés pour comprendre le contexte dans lequel évolue la JSK, explique Javier Prieto Santos, rédacteur en chef de So Foot. Il n’y avait aucune intention politique derrière".

Dès lors, le quai d’Orsay suggère fermement le silence. Même Reporters sans frontières, à contre-emploi, se range activement à cette stratégie de l’effacement. Jusqu’à quand ? Le procès en appel doit avoir lieu le 3 décembre et d’ici là, les diplomates français conseillent à tous… la plus grande réserve.

16 septembre, le clash

Les soutiens de Boualem Sansal se déchirent. Jordan Bardella en est la cause, ou le prétexte. Le 9 septembre, le groupe Les Patriotes au Parlement européen, présidé par l’élu du Rassemblement national, propose le Franco-Algérien au prix Sakharov, créé pour honorer les défenseurs des libertés. "Boualem Sansal, par la voix de son épouse, a fait savoir qu’il considérait comme irrecevable cette démarche insidieusement partisane", réplique Antoine Gallimard, le 15 septembre. Surtout, l’éditeur ajoute que "s’il advenait que cette "candidature" forcée était retenue, ce prix Sakharov serait refusé par les représentants de l’écrivain en France".

Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?

L’ex-ministre Noëlle Lenoir, présidente du comité de soutien, rétorque, le lendemain, que "nul ne peut aujourd’hui se prévaloir de parler au nom de Boualem Sansal". Certains membres du comité accusent Gallimard de vouloir grimer Sansal en romancier politiquement correct, ce qu’il n’était pas : "Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?"

Entre Gallimard et le comité de soutien, les tensions couvaient depuis des mois. La maison d’édition, précautionneuse, a cherché à ne jamais politiser l’affaire, à l’unisson du Quai d’Orsay. L’avocat qu’elle a choisi, François Zimeray, récusé depuis en raison de sa judéité, est un ex-ambassadeur, resté très lié à son ministère. Quant au comité de soutien, fondé par Arnaud Benedetti, il se veut une "avant-garde", un commando volontiers vindicatif contre le régime algérien. Relégué au second plan d’une soirée de soutien à Sansal à l’Institut du monde arabe, le 19 février, Benedetti s’entoure de Noëlle Lenoir et de Xavier Driencourt, marqués plus à droite.

Lorsqu’Arnaud Benedetti négocie avec Anne Hidalgo pour que Boualem Sansal puisse être nommé citoyen d’honneur de la ville de Paris, au printemps 2025, François Zimeray prévient que la démarche pourrait hérisser l’Algérie. Contacté, l'avocat nous a transmis le message suivant : "Il y a le risque du silence et aussi celui de la parole. Je suis parvenu à la conclusion que, pour ce qui me concerne, seule la retenue peut donner sa chance à une issue humanitaire".

Et quand Jean-Christophe Rufin échoue à faire élire Boualem Sansal à l’Académie française, le comité suspecte Gallimard, éditeur de nombreux immortels, de ne pas le soutenir. La maison d'édition s'est en revanche démenée pour obtenir à son auteur le prix Del-Duca, doté de 200 000 euros, ou le Renaudot de poche pour Vivre : le compte à rebours, ce 4 novembre. Comme elle multiplie, depuis un an, les conférences sur l'oeuvre littéraire du Franco-Algérien. "Ce qui nous importe est uniquement l'intérêt de Boualem. Depuis un an, Gallimard encourage toutes les manifestations littéraires en son honneur, en évitant les actions inconséquentes qui pourraient lui nuire", nous déclare Karina Hocine, la secrétaire générale de Gallimard.

A l'Académie française, de toute façon, nul ne peut être élu sans candidature, a fait savoir Amin Maalouf, le secrétaire perpétuel. En 1960, pourtant, Henry de Montherlant avait été dispensé de campagne. Quant à la limite d’âge de 75 ans, invoquée par l’Académie des sciences morales et politiques, elle a été écartée par l’Académie française en 2021, afin d’accueillir Mario Vargas Llosa, 85 ans, prix Nobel de littérature. "Il y en a, en 1940, ils auraient été brillants", plaisante ironiquement Arnaud Benedetti en privé, au sujet de l'embarras général dans le monde des lettres.

21 octobre, Boualem destitué

Il a été l’homme le plus craint d’Algérie, probablement responsable de la mort de milliers d’hommes ; il apparaîtrait presque, aujourd’hui, comme le meilleur espoir de la France à Alger. Le 15 septembre, Abdelmadjid Tebboune nomme un nouveau gouvernement. Au poste de ministre de la Santé, il choisit Mohamed Seddik Aït Messaoudène, cardiologue à l’hôpital Mustapha-Pacha. Il s’agit surtout du gendre du général Mohamed Médiène, dit Toufik, 84 ans, tout-puissant directeur du renseignement algérien de 1990 à 2015. Le 29 mai, déjà, le général Hassan, très proche de Toufik, a été nommé directeur de la DGSI, après cinq ans passés… en prison, comme de nombreux gradés, victimes de purges.

Cette décision montre un affaiblissement du président

Une source diplomatique française

Le retour en grâce des réseaux Toufik ne peut qu’être accueilli positivement en France, où il a laissé l’excellent souvenir d’un allié contre le terrorisme. Le 21 octobre, le président Tebboune a par ailleurs retiré la moitié de ses attributions à son directeur de cabinet Boualem Boualem, réputé francophobe. "Cette décision montre un affaiblissement du président", analyse une source diplomatique française. Comme si, confronté à des revers internationaux à répétition, le dernier à l'ONU, le 31 octobre, avec ce vote en faveur de la souveraineté marocaine au Sahara occidental, Tebboune commençait à lâcher du lest.

1er novembre, l’adversaire commun

Dimanche 5 octobre, jour de remaniement. Emmanuel Macron appelle Bruno Retailleau. La nomination de Bruno Le Maire s’apprête à faire exploser le gouvernement mais le président n’en parle pas à son ministre de l’Intérieur. Il évoque en revanche… l’Algérie. "On va piloter les visas ensemble, en conseil de défense", propose le chef de l’Etat à propos des visas étudiants, en hausse de 13 %, s’est félicité le quai d’Orsay, quelques jours plus tôt.

Un énième va-et-vient diplomatique, comme l’été en a été témoin. L’Elysée a d’abord cru mordicus à la grâce de Boualem Sansal le 5 juillet 2025, jour de l’indépendance algérienne. Le scénario était ficelé, rapportent deux officiels français : l’écrivain français devait être transféré en Allemagne, là où Abdelmadjid Tebboune entretient les meilleures relations depuis qu’il s’y est fait soigner du Covid, en 2020.

Au préalable, l’entourage présidentiel a demandé aux uns et aux autres de se faire discrets. A Bruno Retailleau, mais aussi à Charles Rodwell et Mathieu Lefèvre, deux députés macronistes auteurs d’un rapport explosif sur les avantages algériens liés aux accords de 1968. Reçus en juin à l’Elysée, il leur a été suggéré de reporter la publication de leur document à la rentrée. Mêmes pressions envers Eric Ciotti (Union des droites), lequel devait présenter, le 26 juin à l’Assemblée nationale, une résolution pour dénoncer ces accords de 1968. Mais, le jour venu, le député renonce à son texte, à la surprise générale. "C’est une décision qu’Eric Ciotti a prise après avoir été fortement enjoint par le quai d’Orsay, qui estimait qu’il ne fallait pas jeter de l’huile sur le feu", relate le député Charles Alloncle, membre de son groupe.

Puis, le 6 août, devant l’absence de grâce, Emmanuel Macron durcit sa position. Un peu. Dans une lettre à François Bayrou, il acte la fin de l’exemption de visas pour les dignitaires algériens. Mais il a refusé une partie de l’arsenal que lui proposait son ministre de l’Intérieur : gel des avoirs, signalements à la justice sur des biens mal acquis et expulsions ciblées de proches de certains officiels. Au point d’en ulcérer jusqu’à Nicolas Sarkozy. En septembre, l’ex-président reçoit dans ses bureaux Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la Grande mosquée de Paris, et lui propose d’intercéder en sa faveur afin… qu’il se rende en Algérie, pour négocier directement la libération de Boualem Sansal avec Abdelmadjid Tebboune. "Il a plus intérêt à me faire plaisir qu’à Macron", ajoute-t-il, selon l'un de ses interlocuteurs à qui il a confié ce projet. Sa condamnation ruine ce plan.

On n’obtient rien en braquant les Algériens

Emmanuel Macron à Pascal Bruckner

Depuis la sortie de Bruno Retailleau du gouvernement, de toute façon, la fermeté n’est plus autant mise en avant. "On n’obtient rien en braquant les Algériens", a expliqué en substance Emmanuel Macron à l’écrivain Pascal Bruckner, lors d’un dîner réunissant des personnalités à l’Elysée, le 11 septembre, avant son discours sur la Palestine à la tribune de l'ONU. Mi-octobre, lors d’une réunion sur le rapport Rodwell au palais présidentiel, son conseiller Emmanuel Bonne a moqué "ceux qui paniquent pour mille étudiants supplémentaires". "Ceux qui font croire aux Français que le bras de fer et la méthode brutale sont la seule solution, la seule issue, se trompent. Ça ne marche pas", explicite Laurent Nunez, successeur de Bruno Retailleau, le 1er novembre, auprès du Parisien.

"Le gouvernement tente de nouer une nouvelle alliance avec l’Algérie contre Retailleau", révèle une source diplomatique française. L’exécutif français avance l’idée d’un pacte gagnant-gagnant : en libérant Boualem Sansal sur la base d’un adoucissement français, le régime algérien décrédibiliserait les positions radicales de la droite, tout en se libérant d’un prisonnier encombrant. Ce mercredi 12 novembre, le président Tebboune tope. Le genre d’accord dont on s’égosillera chez Pascal Praud.

© J. Saget / AFP – M. Wissmann / Shutterstock – L’Express

Depuis un an, le romancier Boualem Sansal, atteint d’un cancer, a été "presque libéré" plusieurs fois.
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