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"L'Europe ne comprend pas Donald Trump" : Giuliano da Empoli face à Anne Rosencher

19 novembre 2025 à 17:30

Dans cette toute nouvelle émission proposée par L’Express, Anne Rosencher reçoit Giuliano da Empoli, auteur de L’Heure des prédateurs et du très remarqué Mage du Kremlin. L’ancien stratège du président du Conseil italien Matteo Renzi y dissèque les mécaniques du pouvoir, la montée en puissance de leaders comme Donald Trump et les limites de l’approche européenne face à cette nouvelle donne mondiale. Une discussion à découvrir en vidéo sur YouTube et Dailymotion, mais aussi en audio sur Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Castbox ou encore Podcast Addict.

Ce qui suit est la transcription de l'épisode :

Anne Rosencher : Bonjour, bienvenue dans cette nouvelle émission proposée par L'Express. Tous les quinze jours, j'interviewerai pour vous une personne pertinente sur un sujet ou un thème en particulier, en prenant, c'est important, le temps d'approfondir. Les Chinois disent du pouvoir que c'est un dragon dans le brouillard, le traquer c'est être confronté chaque jour à la futilité, à l'approximation, à la contradiction. Ces phrases, je les emprunte à notre premier invité, qui s'est fait lui-même une spécialité d’observer le pouvoir. Au fil de ses livres, romans ou essais, il en dissèque les mécanismes. Giuliano da Empoli, traqueur de dragon dans le brouillard, nous fait l'amitié d'inaugurer cette émission.

Avec lui, nous allons pouvoir parler de pouvoir, donc, de ceux qui l'exercent, notamment ces nouveaux maîtres du monde, qui ressemblent davantage aux César des temps anciens et laissent tant de leurs contemporains démunis. Comment Donald Trump, par exemple, qui se targue de ne jamais rien lire, pas même la moindre note d'un conseiller, parvient-il autant à résonner avec l'esprit de l'époque ? Et quel est-il cet esprit justement ? Et d'où vient que l'Europe, à l'heure des prédateurs, semble parfois tellement à côté de la plaque ? C'est de tout cela dont nous allons parler aujourd'hui. Bonjour Giuliano da Empoli.

Giuliano da Empoli : Bonjour.

Anne Rosencher : Et pour commencer, je voudrais vous poser une question "hibernatus". On se dit qu'un étudiant en sciences politiques, qui aurait été congelé dans les années 1990 ou même 2000 et que l'on décongèlerait aujourd'hui, aurait un sacré choc de voir à quel point le monde qu'il a connu a basculé en peu de temps. Quelle est cette bascule à laquelle nous assistons ? Quelle est cette ère du temps selon vous ?

Giuliano da Empoli : Oui, c'est un peu le paradoxe en effet, parce que si votre étudiant des années 1980, il aurait beaucoup de mal s'il était décongelé, alors qu'un de mes ancêtres de l'ancienne Rome, surtout par exemple de la période de transition entre la République et l'Empire, si on le décongelait aujourd'hui, qu'on le mettait face à l'actualité des maîtres du monde actuel, je pense qu'il se trouverait parfaitement à l'aise. Il aurait peut-être quelques difficultés d'adaptation en termes de technologie, mais sinon ça se passerait très bien, parce qu'au fond, ce qui caractérise l'époque, je crois, d'une certaine façon, c'est le retour d'une primauté de l'agresseur. C'est quelque chose que les historiens de la technologie, militaires surtout, ont beaucoup étudié. Il y a des phases de l'histoire où ce sont plutôt les technologies de défense qui se développent. Ce sont des phases plus pacifiques, par exemple encore une fois en revenant à l'Histoire italienne. Tout le début de la Renaissance, vous avez ces villes de la Renaissance qui se protègent à travers des forteresses, des fortifications qui donnent un avantage à la défense.

Et puis quand l'artillerie lourde débarque avec des canons, avec des fusils qui sont capables d'abattre ces forteresses, et bien l'avantage revient à l'agresseur. Et aujourd'hui, d'une certaine façon, je pense que nous vivons dans un monde où on le voit du côté de la technologie militaire, évidemment, avec les drones, avec des agressions, etc. Mais on le voit encore plus dans notre vie civile et dans notre vie politique, dans le numérique, l'avantage passe à l'agresseur, ce sont des techniques de disruption, d'agression, de captation d'attention, d'hypnose qui prennent le dessus, et donc des personnages, des personnages qui vont avec.

Anne Rosencher : Et justement alors, un de ces personnages, Donald Trump, vous dites dans votre dernier essai L'Heure des prédateurs qu'il illustre selon vous un principe immuable de la politique, à savoir qu’il n'y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l'intelligence politique. Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?

Giuliano da Empoli : Oui mais ça je pense que, effectivement, c'est un principe assez éternel, si premièrement il y a différentes formes d'intelligence bien entendu mais la puissance intellectuelle, la culture, le fait d'avoir développé tout un apparat de réflexion, d'être premier de la classe. En général, même si en France vous avez fait des efforts, parce que vous avez essayé de coder tout ça à travers les classements de l'ENA, etc. Donc vous êtes allés assez loin dans la tentative de faire coïncider les deux, le succès scolaire avec ensuite un succès en politique et dans les affaires publiques. Mais même vous, en réalité, vous n'avez pas pu dépasser le principe. Ce sont vraiment deux logiques très différentes. L'intellectuel et l'intelligent même, au sens intellectuel du terme, est quelqu'un qui va sûrement être capable de faire beaucoup de choses remarquables, mais difficilement il va être capable d'exercer le métier politique. Il va plutôt être handicapé par son bagage intellectuel. Et ça, je pense que c'est quelque chose qu'on a vu à toutes les époques.

Après, il y a des époques où les deux coïncident un peu plus, et des époques et des époques comme l'époque actuelle, où on voit très bien que c'est plutôt un handicap d'être trop structuré intellectuellement, parce que ce qu'il faut faire, c'est constamment créer la sensation, la surprise, non seulement prendre des décisions, être dans l'action, mais être dans une forme d'action irréfléchie, parce que c'est ça qui permet aujourd'hui de créer votre propre réalité et d'emmener les gens dans ça. Et pour ça, vous n'avez vraiment pas besoin d'avoir un bagage intellectuel cohérent.

Anne Rosencher : Mais parfois ça ne l'a pas empêché. C'est-à-dire que le paradoxe, c'est qu'aujourd'hui on a le sentiment que le bagage intellectuel l'empêche presque. Je voulais vous soumettre une phrase que j'ai lue dans la célèbre biographie de Churchill par François Kersaudi. Il dit à propos de la bataille d'Angleterre, il dit "Churchill a gagné la bataille d'Angleterre parce qu'il a agi impulsivement en stratège amateur et Hitler l'a perdue parce qu'il a réagi de même". Cette façon impulsive, presque instinctive de gouverner, est-ce la seule façon, est-ce la seule politique possible dans des temps troublés de tempête ?

Giuliano da Empoli : C'est exactement ça. Je pense que quand vous avez une situation plus stable, vous pouvez imaginer que par contre, ce soit le moment où des personnalités politiques plus réfléchies, plus structurées, presque des technocrates d'un certain point de vue, qui en plus sont capables éventuellement de négocier pour atteindre un compromis, pour chercher des consensus, etc. Vous pouvez imaginer que ces figures-là, au fond, soient plus adaptées à l'époque. Mais quand vous êtes dans une situation typiquement machiavélienne, ce qu'il y a de fascinant dans Machiavel, c'est qu'il écrit pour une époque trouble où personne n'est véritablement légitime. Machiavel, c'était vraiment le manuel de l'usurpateur, de celui qui gouverne dans une situation où il n'y a pas de légitimité, où tout est en mouvement constamment, etc.

Dans ces situations-là, la primauté, en effet, est plutôt celle non seulement de l'action, mais d'une action un peu irréfléchie, parce que, au fond, si on veut aller un peu à l'origine et à la racine du pouvoir, une décision ou une action qui serait mûrement réfléchie n'est pas un acte de pouvoir. C'est quelqu'un que n'importe qui, vous prenez n'importe quel bureaucrate, n'importe quel technocrate, il va pouvoir étudier un dossier longuement et ensuite prendre la décision qui s'impose. Ça, ce n'est pas un acte de pouvoir. L' acte de pouvoir, c'est au contraire, la décision rapide de quelqu'un qui n'a pas véritablement réfléchi jusqu'au bout. C'est pour ça que dans mon livre, je cite ce Duc de Saxe que ses conseillers priaient de réfléchir, de considérer, qui dit "mais je ne veux ni réfléchir ni considérer sinon pourquoi serais-je Duc De Saxe ?"

Anne Rosencher : Mais alors justement... On a le sentiment que ces prédateurs que vous décrivez dans votre livre ont bien compris cela. Et alors, en contrepoint, il y a l'Europe dont vous dites que c'est un monde technocratique dans lequel évolue la quasi-totalité de l'Europe, pas seulement Bruxelles, dites-vous. Aussi les capitales, la plupart des capitales européennes qui ignorent complètement la dimension politique, idéologique, des principes et de tout ce qui n'est pas quantifiable. Est-ce de cela que souffre l'Europe ? Est-ce que c'est cela qui cloche chez nous ?

Giuliano da Empoli : Oui, alors c'est paradoxal parce que, vous voyez, moi je suis convaincu du fait qu'il y a historiquement du génie dans le fait d'avoir construit l'Europe à travers l'ennui. C'est-à-dire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe est détruite, mais les peuples n'ont quand même pas envie de s'unir, ils sont épuisés par la guerre, mais ils n'ont pas du tout envie d'une Europe unie. Et donc nos Pères fondateurs de, voilà, les Jean Monnet, les Schumann, etc., pour fédérer l'Europe, se disent, on va le faire, ils ne le disent pas comme ça, mais moi je pense qu'ils se sont dit, on va le faire de façon très ennuyeuse.

C'est-à-dire, on va partir de sujets concrets, stratégiques, le charbon et l'acier au départ, mais surtout après, on va construire toute une toile de règles, de choses, on va mettre en commun toutes sortes d'intérêts, on va réguler toutes sortes de sujet très très ennuyeux, etc. Et à la fin, tout ça va créer sans même, au fond, que les peuples l'aient voulu, avec une sorte de... En italien, on dit silenzio assenso, c'est un terme juridique de silence, consentement, ça doit exister dans le droit français aussi.

Anne Rosencher : Qui ne dit mot consent.

Giuliano da Empoli : Voilà, exactement. Avec ce type d'attitude du côté des peuples, on va construire un maillage de règles, de rapports tellement étroits qu'à la fin, l'Europe se sera faite sans même le dire, d'une certaine façon. Et c'est ce qui s'est produit, c'est vrai, ça a marché, c'est un modèle génial. Sauf que, au moment du changement d'époque, et au moment où vous voyez revenir sur la scène des mouvements, des leaders qui proposent la drogue dure par contre, des racines, du sang, du territoire, de la race, de la nation même, etc. Et là, vous avez face à vous un personnel politique et un discours qui ne sont habitués qu'à examiner des sujets techniques, à tout réduire à des questions techniques. Et aujourd'hui, on voit bien que les leaders européens essayent de réduire Trump, par exemple, à une question technique. Ils essayent de décortiquer, de séparer toutes les différentes questions de l'offensive Trump en disant, bon, alors sur ce dossier-là, on va essayer, là on va céder... Et c'est fondamentalement inadapté face à la nature politique, idéologique très profonde de l'offensive qui est en cours.

Anne Rosencher : Une autre façon de le dire, peut-être, ou de le ressentir...

Giuliano da Empoli : Plus courte, peut être ?

Anne Rosencher : Non, non, pas du tout. Non, complémentaire. En face des Trump et des prédateurs, il y a cette tentation de répondre par le technique, comme vous dites, et notamment par les traités, le rappel au traité, les normes, le droit. Il y a dans L'Heure des prédateurs un passage très important sur le droit, sur le fait que le camp adverse, notamment de Trump aux Etats-Unis, a tout misé sur l'inflation du droit et des droits. Qu'est-ce que ça produit ça, au juste, auprès des peuples ?

Giuliano da Empoli : Ce que je pense, c'est qu'au fond, la fascination qu'exercent les prédateurs sur les peuples, elle est liée au fait que nous vivons et nous avons tous la sensation de vivre dans des systèmes qui sont bloqués, qui sont des systèmes où justement le carcan des règles, des choses, des apparats et tout fait qu'on ne peut rien faire. Qu'il y a des problèmes, qu'ils ne sont pas réglés, qu'ils empirent, qu'on peut voter à droite, on peut voter à gauche, ça ne change rien sur le fondement et que donc on est dans un système dans lequel le pouvoir ne s'exerce même plus, on ne sait plus où il est et on ne le sait plus.

Anne Rosencher : C'est le génie de la fameuse formule inventée par Dominic Cummings, le "Raspoutine du Brexit", qui a trouvé ce slogan, qui est peut-être le slogan du XXIe siècle, enfin en tout cas de ce début de XXIè siècle qui est "Take back control".

Giuliano da Empoli : Voilà. Alors après, sur ça, je pense qu'il y a encore autre chose à dire. Mais face à cette situation-là, effectivement, le prédateur promet une forme de miracle. Le miracle en théologie, c'est Dieu qui contourne les règles de fonctionnement du monde, des humains, pour produire un impact et un résultat sur un cas concret. Et le miracle des prédateurs, c'est exactement la même chose. C'est-à-dire, moi je vais contourner ou même briser tout un système de règles, de coutumes, d'usages, de lois, éventuellement. Mais je le fais pour produire un effet sur un problème concret. Alors après, ça dépend. Trump, par exemple, l'immigration illégale, on voit tous les jours ces scènes effarantes d'arrestation souvent illégales dans les rues des villes américaines, etc. Mais en même temps, lui, il dit que c'est la seule façon d'affronter le problème. D'ailleurs, il obtient des résultats. Alors il va y avoir Milei qui va faire la même chose sur l'inflation, il va y avoir Bukele au Salvador qui fait la même chose sur la criminalité en foutant tous les gens tatoués en prison. Mais bon. Et là, si face à ça, vous êtes simplement dans une posture légaliste, dans laquelle vous allez dire, mais non, tu n'as pas le droit de le faire, il y a des lois, il y a des règles, vous avez raison d'une certaine façon, parce que la démocratie c'est des règles, si vous n'avez plus de règles, vous n'avez plus de démocratie. C'est des procédures et des règles. Mais en même temps, vous êtes politiquement faible parce que vous êtes sur la forme. Donc vous êtes en train de dire à quelqu'un qu'il ne peut pas faire quelque chose, alors que lui, il vous dit "je suis sur le fond. On s'en fiche de tout ce qu' il y a autour. Moi, ce qui m'intéresse, c'est traiter le problème."

Anne Rosencher : Au nom de la souveraineté populaire.

Giuliano da Empoli : Au Nom de la souveraineté. Et donc là, forcément, l'approche simplement par les règles, qui après, en plus a d'autres, et vous y faisiez référence, moi je parle aussi de ce légalisme des droits, qui s'est énormément développé aux Etats-Unis et ailleurs, et tout ça fait que je pense une approche simplement formelle d'avocats, j'appelle ça le parti des avocats parce qu'en plus ça part de ce fait incroyable, du fait que les candidats, les tickets de candidats président et vice-président du côté démocrate aux Etats-Unis ne sont que des juristes et des avocats depuis 45 ans, depuis 1980, les gagnants et les perdants. Donc c'est quand même assez extraordinaire. Face à ça, du côté républicain, vous avez un peu de tout. Vous avez des entrepreneurs, des héritiers, des acteurs, des parvenus... Et en effet, dans cette époque, je pense que le parti des avocats, ça ne va plus le faire.

Anne Rosencher : Et sur le "Take back control", vous disiez donc ce slogan inventé par Dominic Cummings pour le Brexit ?

Giuliano da Empoli : Oui, alors là, paradoxalement, je pense qu'il y a quelque chose à creuser. J'essaie de réfléchir un peu au positif aussi, de temps en temps, même si c'est plus difficile, parce que dès que vous êtes dans quelque chose de positif, vous perdez de l'énergie. Je pense que le cerveau humain est programmé pour surtout se concentrer sur le négatif. C'est une question de survie dans la savane. Si vous êtes dans la savane, vous avez plutôt intérêt, s'il y a une petite feuille, un buisson qui bouge, à vous dire qu'il y a peut-être un lion plutôt que de contempler quelque chose de joli. Donc c'est très profondément ancré en nous, cet intérêt pour le négatif, mais ce serait bien quand même de temps en temps de se poser la question du positif aussi. Et là, du coup, je me dis que le "Take back control", il peut peut-être un peu changer de camp. C'est-à-dire que ça devrait faire un peu partie du nouveau discours européen à construire. Par exemple, du discours à construire sur tout le sujet gigantesque du numérique. On y viendra peut-être. Là, je pense qu'il y a un élément de "Take back control" en positif à développer.

Anne Rosencher : Vous, vous dites "take back" le "Take-back-control" pour l'Europe !

Giuliano da Empoli : Oui, après encore une fois il y a le risque de surcompliquer les choses, de tomber dans les pièges des intellectuels et de ne pas y arriver.

Anne Rosencher : Et alors justement sur l'Europe, parce qu'on la compare souvent à un herbivore dans un monde de carnivores, mais quand on vous lit, quand on vous suit, on se dit que le portrait par exemple que vous dressez d'Ursula von der Leyen n'a rien d'un herbivore ou d'une brebis, vous parlez même de "techno-césarisme". Qu'est-ce que c'est que le "techno-césarisme" de Bruxelles ?

Giuliano da Empoli : Non, non, non. Ça c'est nos copains du Grand Continent qui ont une remarquable revue en ligne, qui ont créé ça, et ça s'applique quand même, ça s'applique au côté des prédateurs. Non, mais j'aimerais bien d'ailleurs qu'elle soit un peu plus impériale Ursula von der Leyen, mais je crains en réalité que ,on, qu'elle ait montré, alors elle n'est pas coupable, c'est-à-dire que l'Europe telle qu'il est aujourd'hui reste un mécanisme qui est plutôt gouverné par les grands Etats. Si on lui dit qu'il faut se coucher face à Trump, si l'Allemagne, l'Italie, notamment sur les questions commerciales, lui disent qu' il faut plutôt pactiser, elle, même si elle aurait a priori quelques pouvoirs à exercer, elle ne peut pas le faire, donc elle est un peu liée. Mais par contre, je pense qu'elle y rajoute une dose d'aveuglement technocratique justement, où elle ne donne pas suffisamment d'importance au symbole, c'est-à-dire, encore une fois, l'accord commercial, franchement, où on s'est pris une taxe douanière de 15 %, n'était pas grand-chose en termes de résultat, mais il était peut-être nécessaire, je ne sais pas. Il n'y avait sûrement pas besoin d'aller sur le terrain de golf de Trump, lever le pouce triomphalement. Ça n'a l'air de rien. Mais Trump ne fait que ça. Trump est quelqu'un qui a, parmi ses nombreux instincts d'homme de pouvoir remarquables, il a énormément le sens de la mise en scène, de l'image. C'est toujours, si vous voyez; les rencontres entre les Européens et Trump sont toujours scénarisées d'une façon qui maximise l'humiliation des leaders européens. Je n'ai pas le souvenir, au cours de la dernière année, d'avoir vu une scène dans laquelle ils étaient sur un pied d'égalité, simplement visuellement. Et c'est déjà, d'une certaine façon, un peu la prémisse de tout le reste...

Anne Rosencher : Dans L'Heure des prédateurs, il y a une scène qui, je pense, a marqué vraiment tous vos lecteurs. C'est la scène de l'inauguration de la Fondation Barack Obama qui a lieu à Washington et à laquelle vous assistez. Est-ce que vous pouvez la raconter à ceux qui nous regardent ?

Giuliano da Empoli : Oui ça c'est assez terrible parce qu'en effet ça se passe à l'automne 2017, donc Trump est au pouvoir depuis quelques mois, le premier Trump. Et donc il y a des gens qui débarquent un peu de partout, Obama ne s'est pas beaucoup exprimé jusque-là, mais là finalement il inaugure sa fondation, donc on se dit qu'on va entendre une forme de réponse en tout cas. Et là, par contre, on est tous réunis dans cette grande salle d'un musée et pour le dîner d'ouverture, il y a d'abord des speechs. Donc le premier speech, c'est un speech de l'ancien cuisinier de la Maison-Blanche, qui raconte la force politique du potager de Michelle Obama, le potager bio de Michelle Obama. Qu'on avait effectivement été déjà forcés de visiter, parce qu'on était allé à la Maison-Blanche quelquefois, et à chaque fois vous étiez forcés de faire le tour dans le potager bio. Et donc c'était évidemment quelque chose qu'ils considéraient très important. Puis le deuxième speech, c'est une sorte de consultant d'entreprise qui avait notamment poussé la consommation consciente du chocolat en entreprise, et qui nous raconte donc le moment du repas, c'est un moment de communion, etc. Bon, c'est joli, cest gentil. Les speechs se terminent heureusement, et on est attablé chacun. Il y a la table d'Obama, de Renzi, d'autres leaders. Il y a la table déjà de série B, qui est la mienne, avec plutôt des conseillers, des gens comme ça. Après, il y a encore toute une hiérarchie de tables.

Mais à chaque table, on découvre qu'au lieu d'avoir une conversation libre, il va y avoir un modérateur de conversation. Et donc, le nôtre prend la parole et nous dit "Donc ici, vous ne pouvez pas avoir une conversation normale, il va falloir que vous répondiez à quelques questions", cinq questions, je me souviens plus, mais disons, "pourquoi est ce que je porte ce nom ?", "Qui sont les miens", "Qui ai-je envie d'être", etc. Et donc la personne commence par raconter son histoire et son nom, et on découvre que c'est une personne transgenre, de race mixte, adoptée par une famille de Chicago. Et donc là, on se dit tout de suite, ça va être très difficile de faire mieux, parce que c'est une histoire passionnante qu'elle raconte très bien, mais voilà, ça met la barre quand même assez haut. Mais on arrive plus ou moins à se dépêtrer de toute cette conversation. Mais nous, on a emmené avec nous aussi un capitaine des Carabinieri, qui est le chef de la sécurité de Renzi, qui est aussi assis à une table.

Anne Rosencher : De Matteo Renzi dont vous êtes à l'époque conseiller.

Giuliano da Empoli : Dont je suis à l'époque conseiller, il n'est plus Premier ministre à l'époque, mais bon, il continue à être le chef de la majorité. Et donc, le capitaine, il a du mal à suivre la conversation, et puis surtout, il parle très bien anglais, mais bon ce n'est pas exactement son milieu, mais quand on lui pose la question de savoir qui voudrait-il être, il dit "moi-même". Et là tout le monde lui tombe dessus, parce que c'est une approche narcissique, insensible, etc. Et donc je pense que lui, comme presque n'importe qui, qui n'aurait pas eu une opinion forte de base, il serait ressorti du dîner d'ouverture de la Fondation Obama plutôt trumpiste.

Anne Rosencher : Vous dites qu'il est le seul représentant véritablement du peuple à ce dîner, en tout cas que vous voyez, et que vous pensez, vous ne savez pas...

Giuliano da Empoli : Bah il a été écrasé, c'est-à-dire on a fait que le faire sentir constamment inadapté, alors que lui d'ailleurs, j'ai le souvenir d'avoir des conversations politiques avec lui, c'était plutôt une sorte de centriste, un peu catho peut-être, mais disons très très modéré. Mais il n'avait pas les codes.

Anne Rosencher : Bien sûr.

Giuliano da Empoli : Et c'est un peu le problème, moi je ne suis pas un anti-woke au sens primaire du terme, en plus je pense qu'il y a énormément de mal et d'hypocrisie dans le mouvement anti-woke, donc c'est très problématique. Et je pense que à la racine du woke, il y a quand même une tentative de plutôt d'essayer de contrer des formes de discrimination, donc a priori moi je suis plutôt pour. Mais le problème, c'est quand vous combattez la discrimination en créant de nouvelles discriminations. C'est vraiment là que vous entrez dans une sorte de spirale, en plus où il y a un élément, en plus de classe, de snobisme, mais vraiment avec cette multiplication de discriminations qui produit exactement l'effet contraire par rapport à celui qu'il faudrait produire.

Anne Rosencher : Et sur lequel surfent ces nouveaux dirigeants. En relisant ce passage pour préparer l'émission, ça m'a fait penser à la déclaration phare de Giorgia Meloni pendant sa campagne, celle qui l'a fait, en tout cas en France, percer un peu les écrans radars, quand elle dit alors "je suis Giorgia Meloni, je suis une femme, je suis une mère, je suis italienne, je suis chrétienne", il y a une forme de déclaration, de dire voilà qui je suis, cette espèce de surf sur la blessure narcissique parfois de l'Occident...

Giuliano da Empoli : D'ailleurs, la publicité la plus efficace de Trump pendant la campagne aussi, c'était "Kamala est pour iels et Trump est pour vous". Ça leur facilite beaucoup le travail, d'autant plus qu'effectivement, le système et l'écosystème de communication et médiatique, au fond, n'est fait que pour amplifier les cas les plus extrêmes. Donc ça se répercute des deux côtés. Donc le wokisme est du pain bénit de ce point vu-là, parce qu'il va y avoir forcément un certain nombre de cas complètement ridicules, qui seront peut-être à la limite plutôt marginaux, disons, dans l'équilibre d'ensemble des choses, mais on va pouvoir en faire des arguments très très puissants pour ceux qui s'opposent à ça. Donc c'est très compliqué, mais ça renvoie quand même, à mon avis, après chacun, vous savez, on dit que "si vous êtes un marteau, tout le monde est un clou", moi je crois que je suis peut-être un marteau au sens où je pense que presque tout ce dont on parle renvoie au fonctionnement et au dysfonctionnement de la sphère publique, de l'écosystème du numérique, de la façon dont nous traitons toutes les questions. Que vous parliez de propagande russe, que vous parlez de woke contre anti-woke, que vous parliez de n'importe quel problème, le vrai problème, c'est le réchauffement du climat social et de la sphère de discussion.

Anne Rosencher : Par l'algorithme.

Giuliano da Empoli : Oui, d'ailleurs je raconte cette histoire dans le livre aussi. :c'est le patron de Cambridge Analytica qui quand il rencontre ses clients, leur fait son pitch et son pitch c'est de dire "si vous allez voir une boîte de com' normal et vous devez vendre du Coca dans un cinéma, ils vont vous dire, on fait des publicités, on recrute des acteurs, des actrices. On fait ceci, cela. Moi, si vous voulez vendre des Coca dans un cinéma, je vous dis, une seule solution, on fait monter la température dans le cinéma. Les gens ont soif, ils achètent du Coca". Et ça, bon, Cambridge Analytica, il y a eu des scandales, ça a fermé. Mais c'est le fonctionnement d'ensemble des réseaux sociaux, de l'écosystème numérique, des médias qui leur courent après aussi, évidemment, parce que ça fait partie de la chose. Et c'est ça au fond qu'on est en train de vivre et qui m'inquiète de plus. Parce que ça rend presque impossible de traiter n'importe quel sujet, n'importe quel problème. Ça porte inévitablement les prédateurs à s'affirmer un peu partout et ça devient très compliqué.

Anne Rosencher : Et par ailleurs, ça dépasse, ça déborde les mécanismes traditionnels de la politique, parce que la politique justement, c'est une façon de prendre en charge un débat et de le trancher parmi des différends, parfois extrêmement profonds dans une société. Donc normalement, c'est ce qui empêche de s'entretuer. Ça ne veut pas dire que ça ne va pas avec une certaine violence, mais normalement ça la tempère quand même en la métabolisant, on va dire. Or aujourd'hui on a le sentiment parfois que la politique ne parvient plus à le faire, voire même se retourne et produit de la violence.

Giuliano da Empoli : Tout à fait. Je pense qu'elle accompagne aujourd'hui ce mouvement-là, mais simplement parce que tous les incentifs vont dans cette direction-là. Encore une fois, la politique, comme n'importe quelle arène, elle est réglée par des systèmes d'incentifs et selon les époques, c'est plutôt un type de personnalité ou d'attitude qui va prendre le dessus ou un autre. Et là, on revient à l'argument initial, je pense que quand vous êtes dans un système où l'agression et le fait de monter la température est très, très forcément, fortement récompensé, beaucoup plus que n'importe quoi d'autre, parce que, par contre, la cohérence, le fait de dire la même chose un jour après l'autre... pas forcément. On voit bien, Trump, en réalité, qu'est-ce qui est fascinant de Trump ? Pour nous aussi. C'est la rapidité. C'est la rapidité avec laquelle, chaque jour, il pose des choses, il prend une décision, il annonce quelque chose, et ça n'a pas beaucoup d'importance si le jour d'après, avec la même rapidité, il revient dessus, ce qu'on a vu des dizaines de fois sur l'Ukraine, sur les négociations commerciales avec la Chine, avec d'autres, etc. Pas avec nous parce qu'on a cédé tout de suite, donc il n'en a pas eu besoin. Mais presque dans tous les cas où il trouve quelqu'un qui s'oppose à lui, y compris le Brésil, y compris des sujets qui ne sont pas forcément les plus forts du monde, il revient, le Brésil c'est fascinant parce qu'ils ont quand même le courage de s'opposer à lui. Ils ont tout un système de Cour suprême, etc. Ça a fait que ses menaces, et même parfois portées à exécution, n'ont pas marché sur le Brésil. Pourtant le Brésil, c'est un grand pays, mais quand même pas une puissance de la dimension de l'Europe, disons sur le papier au moins. Et là, on voit bien qu'il a changé d'attitude. Alors on verra où ça débouche, mais là, il embrasse Lula quand il le voit, etc. Mais donc, il n'y a pas besoin d'être cohérent, mais il faut produire la sensation à chaque coup. Et ça, lui, le fait. Et donc, il répond parfaitement aux incentifs de l'époque alors que notre façon d'être beaucoup plus sous-marin, technique, discret et tout ça ne répond malheureusement pas aux incitations de l'époque.

Anne Rosencher : Un dernier mot sur la violence. Qu'est-ce qui a changé dans ce réchauffement dont vous parliez, par rapport à il y a quelques décennies ? Il me semble que votre père même avait été victime d'une tentative d'attentat des Brigades Rouges en Italie, donc la violence elle a toujours existé, même parfois de façon telle que celle-là, qu'est-ce qui change selon vous par rapport à cette époque-là?

Giuliano da Empoli : Alors, ce qui change, c'est une bonne question, parce qu'effectivement, on a connu quand même des époques en termes de réchauffement... Bon, nous, on n'était pas là, mais quand même la fin des années 1960, les années 1970, en France, en Italie, ailleurs, ça a quand même été très chaud. Je pense que ce qui change, c'est qu'on est aujourd'hui dans un... Là c’étaient des affrontements idéologiques qui pouvaient devenir très chauds, mais ce n'était pas le climat de surexcitation permanente à tous les niveaux, sur tout, qu' on vit aujourd'hui. C'est-à-dire qu'aujourd'hui on est encore une fois dans une sphère publique dont le principe, pour des raisons publicitaires, au début, est simplement celui de porter à l'extrême, pour obtenir un maximum d'engagement, n'importe quel sujet. Alors que ça n'a pas d'importance le sujet duquel vous partez. Ça peut être quelque chose de politique, mais ça peut être comment fonctionne l'univers, est-ce que la Terre est plate ? Ça peut-être n'importe quel sujet... Il faut une montée à l'extrême et ça je crois que c'est quelque chose, encore une fois au départ c'est simplement une sorte d'effet collatéral d'un modèle de business, parce que les plateformes Internet ont construit leur business sur ça et ce réchauffement au fond n'est qu'un effet collatéral de ce modèle de business qu'on n'a pas réglé. Et on a fini par tous tomber dedans au lieu d'imposer nos règles de fonctionnement, par exemple des médias traditionnels, etc., d'imposer ça à la sphère numérique aussi, c'est le contraire qui s'est produit. C'est cette logique-là de la sphère numérique qui s'est imposée à tout, qui 's'est imposé au Parlement, aux institutions, qui s'est imposée aux médias, c'est cette logique-là. Et cette logique-là, c'est une logique de surexcitation qui n'a pas d'idéologie derrière elle. Après, les idéologies, voilà, les Trump, etc., ils arrivent et ils se greffent dessus. Mais au départ, il n'y a pas du tout de ça. Et donc, je pense que cest assez différent par rapport à ce qu'on a pu vivre à d'autres époques. Mais j'improvise parce que je ne m'étais pas jusqu'ici posé la question de cette façon.

Anne Rosencher : Et une dernière question, on parlait tout à l'heure de la difficulté de l'Europe à appréhender le symbole, l'importance du symbolique. Il y en a une illustration criante dans le portefeuille de tout un chacun, avec les billets, les euros, qui ne représentent que des arches ou des ponts qui n'existent même pas. Quand on regarde par rapport aux Etats-Unis, avec les billets de dollars, la différence est flagrante. Ils ont une mythologie historique, les grands présidents sur les billets, même une métaphysique avec la devise "In God We Trust". Si vous deviez retenir, proposer une personne, une figure historique ou personnalité pour figurer sur les billets, mettons de 20 euros, Giuliano da Empoli, qu'elle serait-elle?

Giuliano da Empoli: Alors moi, je proposerai une dame qui vient de mourir il y a quelques semaines, qui s'appelle Sofia Corradi, et qui était la femme qui a eu l'idée de l'Erasmus, simplement parce qu'elle avait étudié à l'étranger, elle avait fait un master quelque part, en droit, et après elle était rentrée en Italie, elle avait pas eu, voilà, elle n'avait pas pu le faire reconnaître, ça l'a beaucoup embêtée, c'était dans les années 1960, Et à partir de ce moment-là, elle s'est battue pendant trente ans pour que cette idée d'une circulation européenne des étudiants soit quelque chose qui ait lieu. Et au départ elle a commencé et personne ne s'occupait d'elle et puis elle a vraiment réussi, bon pas toute seule, mais c'est elle qui est considérée - il y a même eu, enfin là quand elle est morte je crois que Macron a fait un X - donc c'est relativement reconnu qu'elle a eu ce rôle-là. Et donc je pense que ce serait joli de la mettre sur un billet de banque. Je pense que ce serait bien de mettre des femmes parce que c'est aussi quelque chose qui nous différencie par rapport à ce qui est en train de se passer dans le monde. Trump ne mettra pas de femme sur ses billets de banque, Poutine probablement pas non plus et peut-être même pas Xi Jinping. Je pense qu'il faudrait dans notre offensive idéologique qu'on soit très présents sur ça aussi. Et pourquoi pas elle !

Anne Rosencher : Très bien, merci beaucoup Giuliano da Empoli !

Giuliano da Empoli : Merci à vous.

Anne Rosencher : Si cet entretien vous a plu, n'hésitez pas à nous suivre et à nous laisser des commentaires sur les plateformes comme Spotify, Deezer ou encore Apple Podcasts. Sachez aussi que cette émission est disponible en vidéo sur la chaîne YouTube de L'Express. Je vous donne rendez-vous mardi 2 décembre pour un nouvel entretien.

© L'Express

Anne Rosencher et Giuliano da Empoli

Boualem Sansal gracié par l'Algérie : nos révélations sur un an de tractations secrètes

[Mise à jour : L'Algérie a accepté, ce mercredi 12 novembre, une demande de l'Allemagne de gracier et transférer Boualem Sansal dans ce pays pour qu'il puisse y être soigné, a indiqué un communiqué de la présidence algérienne.]

L’espoir, cette petite lueur qui ne demande qu’un mot favorable pour rayonner. Depuis quelques jours, parmi les amis fidèles de Boualem Sansal, dans ces discussions d’antichambre où l’origine de l’information se fait plus incertaine à mesure qu’elle se propage, on voulait croire le romancier prochainement relâché. "Est-ce qu’il va être libéré le 16 ?", c’est-à-dire un an pile après son interpellation en Algérie, "je ne sais pas, je l’espère", glisse l’écrivain Kamel Daoud sur Radio Classique, ce mercredi 5 novembre. La veille, un message précieux, de ceux auxquels on se raccroche ; un émissaire élyséen a prévenu le jury Goncourt, sur le point d’arborer un badge "Je suis Boualem Sansal", lors de la remise du prix au restaurant Drouant : des discussions fructueuses ont lieu.

Chacun a lu, comme on déchiffrait jadis la Pravda pour s’enquérir des disgrâces au Kremlin, les mots nouvellement agréables de la presse algérienne aux ordres vers le gouvernement français. Sébastien Lecornu porte "l’apaisement", Laurent Nunez le "pragmatisme", dixit le quotidien L’Express, le 6 novembre. Même le vote, à l’Assemblée nationale, d’une résolution visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968 érode à peine l’enthousiasme des éditorialistes autorisés.

Le message de félicitations, le lendemain, comme tous les ans, d’Emmanuel Macron à son homologue, Abdelmadjid Tebboune, commémoration des débuts de la guerre d’indépendance contre la France, s’analyse comme l'ouverture "d’un nouveau chapitre", prémices "d’un prochain rapprochement" avec Alger. Le président algérien, que des sources diplomatiques disent accro à CNews, branché tous les jours sur les débats souvent virulents contre l’Algérie de L’Heure des pros, l’émission de Pascal Praud, se ferait cette fois magnanime.

Déjà, le ministre de l’Intérieur a été invité à Alger, un voyage qu’il prépare pour fin novembre ou début décembre. Certains ont imaginé qu'il puisse ramener l’écrivain de 81 ans, de plus en plus mal en point. Ultime signe positif de décisions imminentes, le président allemand Frank-Walter Steinmeier a réclamé officiellement, ce 10 novembre, le transfert de l'homme de lettres dans son pays. Une requête relayée par l'agence Algérie Presse Service, soumise au pouvoir. Et ce mercredi 12 novembre, le soulagement définitif, la nouvelle attendue depuis si longtemps, l'annonce officielle de la grâce par la présidence algérienne, puis du transfert en Allemagne.

L’histoire n’a jamais été racontée pleinement, mais depuis ce samedi 16 novembre 2024, quand Boualem Sansal a cessé de répondre aux SMS de ses amis pour devenir l’otage d’Alger, le romancier atteint d’un cancer a été "presque libéré" plusieurs fois.

Dans les coulisses de ces douze derniers mois de tractations secrètes, les Algériens louvoient, proclament des casus belli et semblent souvent jouer avec les nerfs de leurs interlocuteurs ; les Français actionnent tous les canaux, DGSE, DGSI, pays étrangers, mais rien n’y a longtemps fait. Ils s’écharpent surtout sur la posture à adopter. Au bout du casse-tête, l’Elysée et le quai d’Orsay ont opté pour une stratégie inconfortable : ne surtout pas braquer l’Algérie. Une patience finalement payante.

16 novembre, le rapt

Ce vendredi 15 novembre, Boualem Sansal dîne au café Lapérouse, place de la Concorde à Paris, avec Xavier Driencourt, ex-ambassadeur de France en Algérie, devenu une des bêtes noires du régime. Il s’apprête à repartir, le lendemain, pour sa maison de Boumerdès, une station balnéaire à 45 kilomètres d’Alger. Il doit y passer quelques jours, avant probablement d’espacer ses voyages, puisqu’il doit s’installer avec son épouse en France, lui qui vient d’obtenir sa naturalisation.

Pour l’heure, il a pu faire l’aller-retour facilement à au moins trois reprises depuis le 3 octobre 2024, lorsqu’il a livré cet entretien passé inaperçu au média d’extrême droite Frontières. "La France a rattaché tout l’Est du Maroc à l’Algérie", pendant la colonisation, y déclare l’auteur de 2084. Personne ne l’a relevée en France, mais la déclaration est bien parvenue jusqu’aux oreilles susceptibles d’Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, lui-même natif de la wilaya de Naâma, une région frontalière du Maroc, un temps revendiquée par Rabat.

Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou

Boualem Sansal

Ses amis s’inquiètent davantage de la fureur d’Alger contre ses romanciers critiques du pouvoir. Le soir même du 15 novembre, la télévision algérienne diffuse un sujet entièrement dirigé contre Kamel Daoud et son roman Houris, lauréat du prix Goncourt. Ce récit au cœur de la décennie noire algérienne est interdit au salon international du livre d’Alger, depuis le 6 novembre. L’acrimonie du régime semble décuplée par le choix d’Emmanuel Macron, le 27 juillet, de reconnaître la marocanité du Sahara occidental. Abdelmadjid Tebboune a vécu comme une humiliation la visite pompeuse du président français à Rabat, du 28 au 30 octobre.

"Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou", plaisante encore Boualem Sansal auprès de l’universitaire Arnaud Benedetti, quelques heures avant son départ. Comme d’habitude, l’écrivain doit envoyer des SMS à ses amis lorsqu’il est bien arrivé. Il ne pourra jamais les transmettre. La rumeur a voulu que l’initiative soit celle d’un douanier zélé, mais c’est bien la DGSI, réplique algérienne du service de renseignement français, qui l’intercepte à l’aéroport d’Alger. L’ambassade de France est laissée sans réponse jusqu’au mardi 19 novembre, quand une source algéroise confirme ce qui était redouté : Boualem Sansal a été embastillé.

La justification parvient via Algérie Presse Service, l’agence d’Etat dévouée à la présidence. Le 22 novembre, un communiqué venimeux conspue "la France macronito-sioniste", et Boualem Sansal, "pantin utile" et "révisionniste" de l’extrême droite française. Abdelmadjid Tebboune tient son otage.

30 janvier, la zizanie

A la manière de Tullius Détritus, le stratège romain envoyé au village gaulois dans un album mythique d’Astérix, l’emprisonnement de Boualem Sansal sème la zizanie dans la société française, en rouvrant des plaies pas suffisamment cicatrisées. Le 25 novembre 2024, le professeur d’histoire-géographie Nedjib Sidi Moussa, invité de C Politique sur France 5, veut "rétablir les faits", au nom "du malaise de beaucoup de gens qui connaissent l’Algérie". Boualem Sansal "alimente un discours d’extrême droite fait d’hostilité à l’égard des immigrés et des musulmans", dit-il, en citant l’entretien à Frontières.

Au gouvernement, Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, hausse le ton, tempête contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) ignorées par Alger, comme dans le cas de l’influenceur Doualemn, refoulé à l’aéroport algérien le 9 janvier. En décembre, il a directement proposé à Emmanuel Macron de faire de Boualem Sansal un ambassadeur à la francophonie, mais le président n’a pas donné suite, soucieux de ne pas provoquer frontalement l’Algérie.

Abdelmadjid Tebboune joue de ces passions. Dans un entretien à L’Opinion, le 30 janvier, il oppose les sages aux extrémistes, livre sa liste noire des officiels infréquentables. "Tout ce qui est Retailleau est douteux", cingle-t-il. Concernant Boualem Sansal, il le dépeint en instrument d’un complot de la droite anti-algérienne : "C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie. Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, juste avant son départ à Alger. Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau". Comprendre : il faut écarter Retailleau et Driencourt pour commencer à négocier.

12 avril, l’espoir déçu

"Boualem, c’était presque fait." En petit comité, ce 2 avril 2025, le Premier ministre François Bayrou se désole. Le président Tebboune avait donné son accord pour une grâce de Boualem Sansal… à condition qu’il ne fasse pas appel de sa condamnation du 27 mars, à cinq ans de prison, pour atteinte à l’unité nationale algérienne. Las, l’écrivain n’a pas eu la consigne de son avocat, qui n’a jamais pu pénétrer sur le territoire algérien, et il a bien demandé à être rejugé.

Cinq mois après son arrestation, son état de santé s’est dégradé. Soigné pour son cancer de la prostate, l’auteur du Village de l’Allemand alterne les séjours à l’hôpital Mustapha-Pacha d’Alger et les retours en cellule, à la prison de Koléa. A Paris, le sort de l’otage et les tensions diplomatiques s’entremêlent. François Bayrou a lancé un ultimatum, le 26 février : si l’Algérie continue son obstruction aux OQTF, les accords de 1968 seront dénoncés sous "six semaines".

La menace semble cette fois produire quelque effet. Anne-Claire Legendre, la conseillère d’Emmanuel Macron chargée de l’Afrique du Nord, se rend trois fois à Alger au premier trimestre, la dernière avec Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique en chef du président. Les échanges menés avec Abdelmadjid Tebboune aboutissent au communiqué conjoint des deux chefs d’Etat, le 31 mars. Il y est question de "reprise sans délai de la coopération sécuritaire", mais aussi du romancier. "Le Président de la République a réitéré sa confiance dans la clairvoyance du président Tebboune et appelé à un geste de clémence et d’humanité à l’égard de M. Boualem Sansal, à raison de l’âge et de l’état de santé de l’écrivain", est-il écrit, dans ce texte où chaque mot est pesé.

Le 6 avril, Jean-Noël Barrot, le ministre des Affaires étrangères, négocie avec Abdelmadjid Tebboune à Alger ; l’appel de Sansal n’empêche pas sa libération pour raisons de santé. Mais le 11 avril, des policiers de la DGSI interpellent un agent du consulat algérien de Créteil. Cette fois, Bruno Retailleau n’y est pour rien : la décision émane d’un juge d’instruction, chargé de l’enquête sur le kidnapping de l’influenceur Amir DZ, une des têtes de Turc de Tebboune, le 29 avril 2024. Selon nos informations, l’agent consulaire est non seulement soupçonné d’avoir participé au rapt, mais aussi de projeter, en ce mois d’avril 2025… une nouvelle action violente contre le blogueur. Furieux, le ministère des Affaires étrangères algérien fustige "l’inconsistance de l’argumentaire vermoulu et farfelu invoqué par les services de sécurité du ministère de l’Intérieur français" qui interviendrait "à des fins de torpillage du processus de relance des relations bilatérales". Le 14 avril, douze fonctionnaires français sont expulsés d’Algérie. Boualem Sansal reste en prison.

29 juin, l’autre otage

Le 29 juin, la France découvre éberluée l’existence d’un deuxième Français otage de l’Algérie. Christophe Gleizes, journaliste sportif pour So Foot, vient d’être condamné à sept ans de prison pour apologie du terrorisme, comme le mentionne Reporters sans frontières dans un communiqué. Même Bruno Retailleau apprend ainsi les faits, connus depuis plus d’un an à l’Elysée et au quai d’Orsay. Pendant treize mois, son entourage s’est efforcé de ne pas solliciter les médias, sur les conseils du ministère des Affaires étrangères, afin de ne pas politiser l’affaire. Sans succès.

Le 15 mai 2024, Christophe Gleizes atterrit en Algérie. Il veut raconter l’histoire de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), club de football légendaire de Tizi Ouzou, à la fibre indépendantiste et contestataire. Quelques jours après son arrivée, le journaliste pense rejoindre un de ses contacts lié à la JSK. Il est en réalité attendu par des policiers. Le 28 mai, au commissariat de Tizi Ouzou, les policiers lui confisquent son matériel et son passeport avant de le relâcher.

Gleizes se rend à l’ambassade de France à Alger, où il dort quelques jours. Les diplomates se montrent optimistes : le dossier est pour le moins léger, le reporter a utilisé un visa touristique au lieu de se présenter comme journaliste, il devrait être expulsé du territoire, ni plus, ni moins.

Sauf que le 9 juin, ses parents apprennent qu’il est placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire algérien. Les autorités ont fouillé son téléphone et son ordinateur. Ils ont trouvé les contacts de deux dirigeants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), une organisation classée terroriste par Alger en 2021. Réfugiés en France, ils faisaient partie des interlocuteurs "que Christophe avait interrogés pour comprendre le contexte dans lequel évolue la JSK, explique Javier Prieto Santos, rédacteur en chef de So Foot. Il n’y avait aucune intention politique derrière".

Dès lors, le quai d’Orsay suggère fermement le silence. Même Reporters sans frontières, à contre-emploi, se range activement à cette stratégie de l’effacement. Jusqu’à quand ? Le procès en appel doit avoir lieu le 3 décembre et d’ici là, les diplomates français conseillent à tous… la plus grande réserve.

16 septembre, le clash

Les soutiens de Boualem Sansal se déchirent. Jordan Bardella en est la cause, ou le prétexte. Le 9 septembre, le groupe Les Patriotes au Parlement européen, présidé par l’élu du Rassemblement national, propose le Franco-Algérien au prix Sakharov, créé pour honorer les défenseurs des libertés. "Boualem Sansal, par la voix de son épouse, a fait savoir qu’il considérait comme irrecevable cette démarche insidieusement partisane", réplique Antoine Gallimard, le 15 septembre. Surtout, l’éditeur ajoute que "s’il advenait que cette "candidature" forcée était retenue, ce prix Sakharov serait refusé par les représentants de l’écrivain en France".

Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?

L’ex-ministre Noëlle Lenoir, présidente du comité de soutien, rétorque, le lendemain, que "nul ne peut aujourd’hui se prévaloir de parler au nom de Boualem Sansal". Certains membres du comité accusent Gallimard de vouloir grimer Sansal en romancier politiquement correct, ce qu’il n’était pas : "Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?"

Entre Gallimard et le comité de soutien, les tensions couvaient depuis des mois. La maison d’édition, précautionneuse, a cherché à ne jamais politiser l’affaire, à l’unisson du Quai d’Orsay. L’avocat qu’elle a choisi, François Zimeray, récusé depuis en raison de sa judéité, est un ex-ambassadeur, resté très lié à son ministère. Quant au comité de soutien, fondé par Arnaud Benedetti, il se veut une "avant-garde", un commando volontiers vindicatif contre le régime algérien. Relégué au second plan d’une soirée de soutien à Sansal à l’Institut du monde arabe, le 19 février, Benedetti s’entoure de Noëlle Lenoir et de Xavier Driencourt, marqués plus à droite.

Lorsqu’Arnaud Benedetti négocie avec Anne Hidalgo pour que Boualem Sansal puisse être nommé citoyen d’honneur de la ville de Paris, au printemps 2025, François Zimeray prévient que la démarche pourrait hérisser l’Algérie. Contacté, l'avocat nous a transmis le message suivant : "Il y a le risque du silence et aussi celui de la parole. Je suis parvenu à la conclusion que, pour ce qui me concerne, seule la retenue peut donner sa chance à une issue humanitaire".

Et quand Jean-Christophe Rufin échoue à faire élire Boualem Sansal à l’Académie française, le comité suspecte Gallimard, éditeur de nombreux immortels, de ne pas le soutenir. La maison d'édition s'est en revanche démenée pour obtenir à son auteur le prix Del-Duca, doté de 200 000 euros, ou le Renaudot de poche pour Vivre : le compte à rebours, ce 4 novembre. Comme elle multiplie, depuis un an, les conférences sur l'oeuvre littéraire du Franco-Algérien. "Ce qui nous importe est uniquement l'intérêt de Boualem. Depuis un an, Gallimard encourage toutes les manifestations littéraires en son honneur, en évitant les actions inconséquentes qui pourraient lui nuire", nous déclare Karina Hocine, la secrétaire générale de Gallimard.

A l'Académie française, de toute façon, nul ne peut être élu sans candidature, a fait savoir Amin Maalouf, le secrétaire perpétuel. En 1960, pourtant, Henry de Montherlant avait été dispensé de campagne. Quant à la limite d’âge de 75 ans, invoquée par l’Académie des sciences morales et politiques, elle a été écartée par l’Académie française en 2021, afin d’accueillir Mario Vargas Llosa, 85 ans, prix Nobel de littérature. "Il y en a, en 1940, ils auraient été brillants", plaisante ironiquement Arnaud Benedetti en privé, au sujet de l'embarras général dans le monde des lettres.

21 octobre, Boualem destitué

Il a été l’homme le plus craint d’Algérie, probablement responsable de la mort de milliers d’hommes ; il apparaîtrait presque, aujourd’hui, comme le meilleur espoir de la France à Alger. Le 15 septembre, Abdelmadjid Tebboune nomme un nouveau gouvernement. Au poste de ministre de la Santé, il choisit Mohamed Seddik Aït Messaoudène, cardiologue à l’hôpital Mustapha-Pacha. Il s’agit surtout du gendre du général Mohamed Médiène, dit Toufik, 84 ans, tout-puissant directeur du renseignement algérien de 1990 à 2015. Le 29 mai, déjà, le général Hassan, très proche de Toufik, a été nommé directeur de la DGSI, après cinq ans passés… en prison, comme de nombreux gradés, victimes de purges.

Cette décision montre un affaiblissement du président

Une source diplomatique française

Le retour en grâce des réseaux Toufik ne peut qu’être accueilli positivement en France, où il a laissé l’excellent souvenir d’un allié contre le terrorisme. Le 21 octobre, le président Tebboune a par ailleurs retiré la moitié de ses attributions à son directeur de cabinet Boualem Boualem, réputé francophobe. "Cette décision montre un affaiblissement du président", analyse une source diplomatique française. Comme si, confronté à des revers internationaux à répétition, le dernier à l'ONU, le 31 octobre, avec ce vote en faveur de la souveraineté marocaine au Sahara occidental, Tebboune commençait à lâcher du lest.

1er novembre, l’adversaire commun

Dimanche 5 octobre, jour de remaniement. Emmanuel Macron appelle Bruno Retailleau. La nomination de Bruno Le Maire s’apprête à faire exploser le gouvernement mais le président n’en parle pas à son ministre de l’Intérieur. Il évoque en revanche… l’Algérie. "On va piloter les visas ensemble, en conseil de défense", propose le chef de l’Etat à propos des visas étudiants, en hausse de 13 %, s’est félicité le quai d’Orsay, quelques jours plus tôt.

Un énième va-et-vient diplomatique, comme l’été en a été témoin. L’Elysée a d’abord cru mordicus à la grâce de Boualem Sansal le 5 juillet 2025, jour de l’indépendance algérienne. Le scénario était ficelé, rapportent deux officiels français : l’écrivain français devait être transféré en Allemagne, là où Abdelmadjid Tebboune entretient les meilleures relations depuis qu’il s’y est fait soigner du Covid, en 2020.

Au préalable, l’entourage présidentiel a demandé aux uns et aux autres de se faire discrets. A Bruno Retailleau, mais aussi à Charles Rodwell et Mathieu Lefèvre, deux députés macronistes auteurs d’un rapport explosif sur les avantages algériens liés aux accords de 1968. Reçus en juin à l’Elysée, il leur a été suggéré de reporter la publication de leur document à la rentrée. Mêmes pressions envers Eric Ciotti (Union des droites), lequel devait présenter, le 26 juin à l’Assemblée nationale, une résolution pour dénoncer ces accords de 1968. Mais, le jour venu, le député renonce à son texte, à la surprise générale. "C’est une décision qu’Eric Ciotti a prise après avoir été fortement enjoint par le quai d’Orsay, qui estimait qu’il ne fallait pas jeter de l’huile sur le feu", relate le député Charles Alloncle, membre de son groupe.

Puis, le 6 août, devant l’absence de grâce, Emmanuel Macron durcit sa position. Un peu. Dans une lettre à François Bayrou, il acte la fin de l’exemption de visas pour les dignitaires algériens. Mais il a refusé une partie de l’arsenal que lui proposait son ministre de l’Intérieur : gel des avoirs, signalements à la justice sur des biens mal acquis et expulsions ciblées de proches de certains officiels. Au point d’en ulcérer jusqu’à Nicolas Sarkozy. En septembre, l’ex-président reçoit dans ses bureaux Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la Grande mosquée de Paris, et lui propose d’intercéder en sa faveur afin… qu’il se rende en Algérie, pour négocier directement la libération de Boualem Sansal avec Abdelmadjid Tebboune. "Il a plus intérêt à me faire plaisir qu’à Macron", ajoute-t-il, selon l'un de ses interlocuteurs à qui il a confié ce projet. Sa condamnation ruine ce plan.

On n’obtient rien en braquant les Algériens

Emmanuel Macron à Pascal Bruckner

Depuis la sortie de Bruno Retailleau du gouvernement, de toute façon, la fermeté n’est plus autant mise en avant. "On n’obtient rien en braquant les Algériens", a expliqué en substance Emmanuel Macron à l’écrivain Pascal Bruckner, lors d’un dîner réunissant des personnalités à l’Elysée, le 11 septembre, avant son discours sur la Palestine à la tribune de l'ONU. Mi-octobre, lors d’une réunion sur le rapport Rodwell au palais présidentiel, son conseiller Emmanuel Bonne a moqué "ceux qui paniquent pour mille étudiants supplémentaires". "Ceux qui font croire aux Français que le bras de fer et la méthode brutale sont la seule solution, la seule issue, se trompent. Ça ne marche pas", explicite Laurent Nunez, successeur de Bruno Retailleau, le 1er novembre, auprès du Parisien.

"Le gouvernement tente de nouer une nouvelle alliance avec l’Algérie contre Retailleau", révèle une source diplomatique française. L’exécutif français avance l’idée d’un pacte gagnant-gagnant : en libérant Boualem Sansal sur la base d’un adoucissement français, le régime algérien décrédibiliserait les positions radicales de la droite, tout en se libérant d’un prisonnier encombrant. Ce mercredi 12 novembre, le président Tebboune tope. Le genre d’accord dont on s’égosillera chez Pascal Praud.

© J. Saget / AFP – M. Wissmann / Shutterstock – L’Express

Depuis un an, le romancier Boualem Sansal, atteint d’un cancer, a été "presque libéré" plusieurs fois.
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