Le Liban, éternel décor de science-fiction catastrophe, par Christophe Donner
Je n’y étais pas retourné depuis la guerre. Mais laquelle ? Pas la dernière, peut-être celle d’avant. J’ai essuyé toutes les après-guerres depuis la première fois, au début des années 1990, quand le centre-ville était encore en ruine, magnifiquement envahi par la végétation, décor de science-fiction catastrophe. A l’époque, tout le monde parlait français. Surtout les enfants des écoles où on me trimbalait pour leur parler de mes livres qu’ils avaient lus. Les Syriens étaient partout, check-point par-ci, check-point par là. Et ils étaient encore là quand j’y suis retourné, dix ans plus tard, avec Dora. Elle les détestait, comme il se doit d’un envahisseur qui prétend maintenir l’ordre. N’empêche que la vie me semblait douce, à part ça. Une vie d’après-guerre. Douce aux pacifistes. Comme si la paix, chaque jour, triomphait du folklore de la dictature. Illusion de visiteur, bien sûr. Mais il n’y avait presque plus de morts, ça compte.
J’ai bien aimé détester les Syriens au Liban. La vie sous l’occupation allemande, à Paris, devait avoir un peu ce charme coupable. Et la foi prémonitoire, présentimentale, qu’ils allaient partir, qu’ils n’avaient rien à faire là, et qu’on serait libre, enfin. Vieille histoire de la liberté jamais aussi bien comprise qu’en prison. J’ai bien aimé comment Abla, ma belle-mère, détestait Rafic Hariri, le Premier ministre vendu aux occupants syriens, et j’aimais bien le détester aussi, tout en ayant vaguement le pressentiment que c’était l’bon temps qu’il offrait au Liban. Celui du fric, de la débauche, des fêtes à l’ambassade de France. Assassiné, ils l’ont tous aimé. Moi aussi. Et pour la liberté que son assassinat a rendue possible, inévitable. Liberté de peurs, d’illusions funestes, nouvelles guerres, ahurissantes faillites, explosion apocalyptique du port.
Pays de malheurs
Donc j’y retourne. A l’arrivée à l’aéroport Rafic Hariri, une grande fresque propagandiste gouvernementale : Make Lebanon great again. Nausée trumpiste. Sinon, sur la route, admiration intacte pour les automobilistes libanais, ils sont tous excellents peut-être parce que les mauvais sont morts sur la route ; sélection naturelle, en quelque sorte. Je m’émerveillais jadis de l’absence de feux rouges. Puis ils en ont mis en place à une dizaine de carrefours, c’est là où il y a le plus d’accidents. Heureusement, il n’y en a plus que trois qui fonctionnent, les autres sont bloqués à l’orange clignotant.
A l’entrée d’Achrafieh, la montagne chrétienne de Beyrouth, on est accueilli par l’inévitable portrait géant, sur trois étages, de Béchir Gemayel, le jeune fondateur des Forces libanaises, assassiné en 1982, trois semaines après avoir été élu président de la République, à 34 ans. Sabyl me rappelle que son portrait a été récemment changé, il était en civil, en président, il est à présent en treillis, une kalachnikov entre les mains. Ça promet. Pour en finir avec la circulation, les drapeaux confessionnels qui fleurissaient partout dans la ville, délimitant les zones maronites, druzes, chiites, etc., ont disparu, interdits par le nouveau général au pouvoir. Mais cela crée un problème, m’explique Sabyl, comme un manque de repères politico-géographiques, dans une ville où les panneaux indicateurs sont rares. Ça le fait marrer. Il aime son pays de malheurs. Mais Paris, mais… Il y a beaucoup de restaurants libanais, à Paris, on y mange la même chose qu’à Beyrouth, taboulé, houmous, baba ganoush, mais ça n’a pas le même goût. Jamais. Ils ne peuvent pas lutter avec le persil cueilli dans le jardin de Naïla, à Deir-el-Qamar, dans le Chouf.
La tante de Sabyl me raconte : "Les drones israéliens survolent des jours entiers avec leur vrombissement à rendre dingue. Pourquoi ? Il n’y a pas de terroristes, ici !" C’est justement pour ça qu’ils le font : pour susciter des vocations. De quoi serait fait leur avenir, sinon ? Au restaurant, le soir, à chaque coupure de courant, toute la salle plongée dans le noir chante Happy Birthday. On rigole. La lumière revient.

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