Ayyam Sureau, philosophe : « En annulant l’intervention d’Eva Illouz, l’université de Rotterdam a préféré la peur de déplaire à la liberté de penser »

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En plein scandale et malgré une enquête judiciaire pour la vente de poupées sexuelles à l’effigie d’enfant, le premier magasin physique de Shein a ouvert en grande pompe mercredi 5 novembre au BHV de Paris. Cette ouverture survient à l’heure où la plateforme et d’autres géants du e-commerce chinois tels que Temu, se tournent de plus en plus vers l’Europe, alors que leurs activités aux États-Unis subissent de plein fouet la nouvelle politique commerciale américaine. En supprimant au printemps dernier l’exonération de droits de douane dont bénéficiaient les petits colis de moins de 800 dollars de valeur, Donald Trump a en effet freiné le flot de colis de fast fashion à bas prix vers les États-Unis. Et les ventes sont désormais redirigées vers le vieux continent.
Après l’instauration de cette barrière douanière en avril, les ventes aux Etats-Unis ont chuté de 36 % pour Temu et de 13 % pour Shein en mai, selon le centre d’analyse de données commerciales Consumer Edge. Les deux géants chinois accélèrent donc leur expansion européenne, notamment au Royaume-Uni, en France et en Allemagne, en renforçant leurs dépenses publicitaires et leurs infrastructures logistiques. D’après l’agence Ikom, citée par Les Échos le mois dernier, Temu a réduit ses investissements marketing de 80 % aux États-Unis depuis avril, tout en les augmentant de 115 % en France. Shein, de son côté, a relevé les siens de 45 %.
La stratégie paie. Selon Consumer Edge, les dépenses des consommateurs ont bondi de 63 % dans l’UE et de 38 % au Royaume-Uni pour Temu, et de 19 % et 42 % respectivement pour Shein. "Cette expansion n’est pas simplement opportuniste — elle traduit un changement stratégique dans la manière dont ces entreprises envisagent leur prochaine phase de croissance", souligne Anand Kumar, du cabinet Coresight Research, cité par la chaîne américaine CNBC.
En France aussi cette croissance est tangible : selon la Fevad (Fédération du e-commerce et de la vente à distance), Temu est devenu le troisième site marchand le plus visité en France au deuxième trimestre 2025 avec 22,4 millions de visiteurs uniques par mois, derrière Amazon et Leboncoin. Shein, huitième avec 16,6 millions, gagne quatre places en un trimestre. Les Échos indiquent qu’en un an, les importations d’articles d’habillement chinois ont augmenté de 10 %, atteignant 5,8 milliards d’euros.
Mais les plateformes d’ultra fast fashion de ce type ne sont pas forcément bien accueillies. En France, la loi "anti-fast fashion" adoptée en juin cible directement Shein et Temu et leur modèle économique nuisibles à l’environnement, et prévoit d’interdire leur publicité — sous réserve de validation par la Commission européenne. Le processus pourrait être accéléré : mercredi, jour de l’inauguration du premier magasin Shein au monde à Paris, le gouvernement a annoncé qu’il engageait une procédure de suspension de la plateforme asiatique en ligne, après l’ouverture d’une enquête pour la vente de poupées sexuelles d’apparence enfantine. Selon Le Figaro, l’ex-ministre du Commerce Véronique Louwagie a par ailleurs demandé en septembre à Bruxelles de déréférencer ces plateformes sur Internet, à l’image de ce qui a été fait pour Wish.
Temu et Aliexpress font actuellement l’objet d’enquêtes européennes pour ventes de produits non conformes, tandis que Shein est accusée de ne pas respecter les règles de protection des consommateurs et fait déjà l’objet d’une enquête de la Commission européenne. L’été dernier, l’organisation paneuropéenne des consommateurs BEUC avait déposé une plainte auprès de la Commission européenne contre Shein pour l’utilisation de techniques trompeuses, ou "dark patterns", favorisant la surconsommation. Face aux polémiques des derniers jours, Paris a appelé ce jeudi l’Union Européenne à aller "plus loin" pour "sévir" contre les infractions aux règles du géant asiatique du commerce en ligne. "La Commission a diligenté certaines enquêtes, elle doit maintenant les assortir de sanctions", a demandé le chef de la diplomatie française Jean-Noël Barrot.
De fait, le système de défense européen se complète de mois en mois. L’UE prépare une directive sur la diligence durable (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), imposant dès 2026 aux entreprises d’évaluer leurs chaînes d’approvisionnement et leur impact environnemental. Elle planche enfin sur une réforme douanière supprimant l’exonération de taxes dont bénéficient actuellement les petits colis venus d’Asie. Problème : celle-ci est prévue pour 2028. Les professionnels du textile espèrent raccourcir le délai au 1er janvier 2027. En attendant, Shein et Temu continuent de déverser des millions de paquets à bas prix sur le marché européen.

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"Suivre, rattraper, mener". C’était le mot d’ordre donné par le Conseil d’Etat chinois il y a dix ans, pour encourager l’innovation. Or non seulement la Chine a effectivement suivi et rattrapé ses concurrents, mais c’est elle qui mène souvent la danse, du nucléaire à l’automobile électrique, en passant par les robots ou les téléphones portables. La Chine ? "Un pays de copieurs, encore très en retard technologiquement", persiflaient nos industriels au début des années 2000. Deux décennies plus tard, l’Empire du Milieu est devenu celui de l’innovation. Elle vient de rentrer dans le top 10 mondial (selon l’Indice mondial de l’innovation 2025), devançant l’Allemagne ou la France et s’inscrit au deuxième rang pour ses dépenses de R & D. Ses entreprises, équipées de technologies dernier cri à des prix imbattables, taillent des croupières à leurs rivales européennes.
C’est la force de la Chine de 2025 : elle s’est transformée en labo du monde, au coude-à-coude avec les Etats-Unis, sans renoncer à être l’usine du monde. "Trop de subventions publiques, trop de protectionnisme !" accusent les Occidentaux. Ils ont raison, mais la triche chinoise ne suffit pas pour expliquer l’incroyable essor du pays dirigé par Xi Jinping. Le décrochage avec l’Europe, pointé du doigt l’an passé par le rapport Draghi, ne cesse de s’amplifier, les routes de la soie devenant les autoroutes du déficit, avec un trou béant de 1 000 milliards d’euros en cumulé depuis trois ans au détriment de l’Union européenne.
Confronté aux coups de boutoir de Pékin, Bruxelles cherche la contre-offensive. Mais face à un Vieux Continent divisé, la déferlante chinoise semble inarrêtable. Sans doute les Européens devraient d’abord s’interroger sur les secrets du géant asiatique. Le premier s’écrit en trois chiffres : 996. Un slogan, ancré dans la culture tech chinoise et repris depuis peu dans la Silicon Valley. "996" désigne des horaires de travail, de 9 heures du matin à 9 heures du soir, 6 jours par semaine. Soit 72 heures hebdomadaires, un rythme infernal et d’ailleurs illégal, selon la justice chinoise, "mais une référence qui témoigne d’une temporalité différente : quand on dit que les Chinois travaillent "jiu-jiu-liu (996)", cela signifie qu’ils adoptent un rythme de travail intensif", rapporte Fabien Gargam, de l’institut franco-chinois de l’université Renmin à Suzhou.
Goût de l’effort, mais aussi, et c’est le deuxième secret chinois, de l’efficience. En septembre, les ventes du fabricant automobile BYD ont bondi en Europe de 272 %. Derrière cette performance se cache une quête permanente de gains de productivité. "Les constructeurs automobiles chinois ont considérablement réduit le nombre d’heures d’ingénierie par véhicule, le maintenant à un niveau inférieur à celui de leurs concurrents", relève le cabinet Oliver Wyman. Faire plus avec moins : la recette chinoise de l’innovation tranche avec celle de L’Europe. Et en particulier avec celle de la France, où l’on s’échine à faire moins avec plus…

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