La Russie derrière le brouillage GPS de l’avion d’Ursula von der Leyen ? "Le changement de tactique est préoccupant"
Un "durcissement de la menace russe". Dans un entretien accordé au Parisien ce dimanche 31 août, Sébastien Lecornu insiste à nouveau sur les "menaces hybrides" de Moscou contre l’Europe. Le ministre des Armées précise un objectif particulièrement inquiétant : celui des infrastructures critiques "d’eau, de transport et surtout d’énergie en Europe, pouvant même aller jusqu’au sabotage". Ce ciblage inquiète depuis longtemps les autorités. En mai, L’Express révélait d’ailleurs un document confidentiel de la DGSI et de la DGSE dénombrant les agressions multiples de la Russie contre la France. "En 2024, le GRU a cherché à compromettre des équipements industriels d’entités françaises du secteur hydroélectrique", écrivaient les services de renseignement.
Ils faisaient notamment référence au moulin de Courlandon, piraté par des hackeurs russes en avril 2024. Les agents suivent aussi de près la gigantesque coupure de courant du 28 avril en Espagne et au Portugal, ainsi que dans une partie des Pyrénées-Orientales et Pyrénées-Atlantiques.
Partout en Europe, les soupçons d’attaques se multiplient. Ce 31 août, l’avion d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a été victime d’un brouillage GPS, le contraignant à atterrir à l’aide de cartes papiers en Bulgarie. D’après le Financial Times, une attaque russe pourrait être à l’origine de l’interférence. Kevin Limonier, maître de conférences en études slaves à l’Institut français de géopolitique, a participé à l’élaboration d’une carte recensant les actions "hybrides" conduites par la Russie sur le continent européen aux côtés du cabinet de conseil en géopolitique Cassini, en lien avec le laboratoire Géode et l’Institut Français de géopolitique. Entretien.
L’Express : L’avion de la présidente de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, a été victime d’un brouillage GPS alors qu’il s’apprêtait à atterrir en Bulgarie ce 31 août. Les autorités soupçonnent fortement la Russie. Est-ce crédible ?
Kevin Limonier : Les brouillages GPS font partie de la panoplie classique des méthodes de perturbation de la Russie, notamment dans les zones transfrontalières de l’espace aérien russe. C’est le cas dans la zone baltique, en Finlande, mais aussi sur la mer Noire. En avril 2024, une compagnie finlandaise avait même annoncé l’arrêt des vols entre Helsinki et l’aéroport estonien de Tartu pour cette raison. L’existence de cette menace n’est pas nouvelle. Sa cible, à savoir l’avion de la présidente de la Commission, est beaucoup plus surprenante. S’il s’avère qu’il était bel et bien visé par la Russie, il s’agit d’une augmentation significative du degré d’hostilité. Il est toutefois probable que les acteurs russes soupçonnés disent que cet avion n’était pas visé, qu’il s’agit simplement des brouillages GPS classiques dans la zone.
Le ministre des Armées alerte sur une intensification des menaces russes, y compris de sabotage, sur le territoire européen. Est-ce récent ?
Il faut se réjouir que le ministre parle bien de "sabotage". On met des mots concrets sur des phénomènes concrets. Des choses identifiables pour le grand public, beaucoup plus tangibles que des expressions un peu floues et vagues comme celui de "guerre hybride" qui a beaucoup été utilisée ces dernières années. La menace d’hybridité convainc difficilement : c’est quelque chose de flou, de compliqué, qui a l’air intangible et de se produire loin du citoyen. Cette alerte est d’autant plus nécessaire qu’on observe une augmentation très nette des tentatives de sabotage ces dernières années, notamment depuis 2024.
Plusieurs raisons viennent l’expliquer. D’abord parce qu’au début de l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, la posture russe était très différente. Moscou pensait remporter cette guerre assez rapidement. Ce conflit ne nécessitait donc pas d’élaborer massivement d’autres attaques en Europe. Les mois passant, le Kremlin a compris qu’il allait durer beaucoup plus longtemps que prévu. Ils ont décidé de saper la détermination des alliés à aider l’Ukraine, d’éroder la confiance des citoyens européens dans leurs propres gouvernements. Comment ? En perturbant au maximum la circulation de tout ce qui peut permettre à nos sociétés de fonctionner : l’énergie, l’eau, les trains, mais aussi les colis postaux, ou même l’information et les données numériques.
Ensuite, cette intensification peut aussi avoir une autre raison, moindre mais notable. Les gouvernements, notamment d’Europe occidentale, ont pris conscience de la menace. Ils relient davantage les attaques et dysfonctionnements dont ils sont victimes à des intentions russes. A la marge, cette augmentation peut aussi être perçue comme une question de température : nous avons amélioré le thermomètre, et sommes désormais plus en mesure de les dénombrer.
La nature des menaces a donc évolué ?
Par le passé, la Russie était surtout soupçonnée de cyberattaques et de manœuvres informationnelles. Désormais, on parle d’incendies, ou de tentative d’assassinat, comme celle qui aurait été déjouée contre le patron de Rheinmetall, qui produit des obus pour l’armée ukrainienne. Des actions qui étaient auparavant cantonnées à la sphère numérique - et donc à une certaine immatérialité - ont aujourd’hui lieu dans le champ matériel. Elles sont dans ce que les militaires appellent le champ cinétique. La stratégie des Russes n’a pas changé de nature, mais ils ont élargi leur spectre de sabotage. En juillet, vous avez eu une série d’incendies en Pologne. Il y a de fortes présomptions qu’ils soient liés à la Russie. En Bulgarie ou à Londres, des dépôts d’armes et de munitions destinées à l’Ukraine ont aussi été ciblés. Mais il y a aussi eu des tentatives de sabotage ratées. En juin 2024, un Russo-Ukrainien s’est blessé alors qu’il fabriquait un engin explosif dans sa chambre d’hôtel à Roissy-en-France. Cet exemple montre que les opérations commanditées sont la plupart du temps extrêmement basiques.
Longtemps, tout a été fait de manière assez artisanale. Cela continue, car Moscou n’a pas forcément les effectifs pour multiplier les attaques sur l’ensemble du continent. On observe d’ailleurs une évolution des stratégies russes. Pour toucher l’Europe de manière massive et coordonnée, les services de renseignement essaient de recruter des tiers via Internet et les messageries instantanées comme Telegram. Les personnes ciblées sont souvent des adolescents, chargés d’effectuer des tâches dont ils ignorent parfois jusqu’au commanditaire, pour quelques centaines d’euros. C’est arrivé cette année au Royaume-Uni. Ce changement de tactique est très préoccupant : il démultiplie le nombre de personnes potentiellement capables de mener des opérations simples pour des sommes très faibles. Leur recrutement est difficile à anticiper et est grandement facilité par les réseaux sociaux.
Sébastien Lecornu évoque des attaques contre les infrastructures électriques. Difficile de ne pas penser à la gigantesque panne qui a touché le nord de l’Espagne et le Portugal en avril…
Aucune attribution russe n’a été confirmée formellement pour cet événement. A priori, la piste d’un problème de surtension et d’un manque de synchronisation du réseau électrique ibérique est privilégiée. Ce qui nous amène à un point d’attention important : ces opérations ne doivent pas laisser oublier que les accidents arrivent. Les erreurs humaines aussi. Les dysfonctionnements ne sont pas les seuls faits des Russes. Il y a quelques années, les cyberattaques qui visaient le continent étaient quasiment automatiquement attribuées à Moscou, ce qui conduisait à une inflation de la menace, et donc à une représentation exagérée de la capacité de nuisance de la Russie.
Aujourd’hui, ce même risque existe de grossir artificiellement leur capacité de nuisance. De montrer le Kremlin plus fort qu’il n’est. Accentuer la paranoïa de nos sociétés sert aussi le régime russe. Quelle que soit l’affaire, il faut attendre les conclusions des enquêtes, toujours vérifier les attributions. C’est une ligne fine : ne surtout pas nier l’ampleur des attaques, sans les exagérer.
Lorsque l’on compile les tentatives d’attaques russes ayant eu lieu sur le continent européen depuis 2022, la France semble particulièrement touchée. Le Royaume-Uni également. Comment l’expliquer ?
Ces attaques ciblent d’abord les pays dont les armées ou le budget militaire sont les plus importants du continent. Parmi eux, on compte la France, le Royaume-Uni, la Pologne, mais aussi désormais l’Allemagne, qui a voté un budget de défense important et est surtout visé par les Russes en raison de la capacité productive de son industrie d’armement. Deux types de pays sont particulièrement la cible des sabotages : d’un côté les pays à proximité directe de la Russie, dans lesquels le Kremlin a intérêt à une certaine déstabilisation pour sécuriser ses frontières ou étendre sa zone d’influence, de l’autre les grandes puissances militaires européennes.
La carte de votre laboratoire est saisissante à cet égard : une quarantaine d’attaques en deux ans, dont la moitié directement orchestrée par le GRU, les services de renseignement russes. La France est le seul pays européen dans ce cas. Pourquoi ?
La France fait partie des cibles les plus importantes. C’est d’ailleurs la grande nouveauté de ces dernières années. Avant la guerre en Ukraine, la France n’était pas une priorité, mais l’est devenu depuis. Pourquoi ? Tout simplement car Paris est une des seules puissances militaires véritablement crédibles de l’Union européenne, sa seule puissance nucléaire, et que nous avons aujourd’hui une diplomatie extrêmement offensive à l’égard de la Russie.
Les pays plus proches de la Russie sont aussi évidemment concernés par l’action de leurs services secrets. Mais ils ont affaire à d’autres unités. L’ancienne URSS est la zone d’action traditionnelle du FSB, et non pas uniquement du GRU. A contrario, la France présente depuis longtemps un intérêt pour ce service. Le GRU a par exemple longtemps eu une base arrière clandestine en Haute-Savoie, active au moins jusqu’à la fin des années 2010.
Les opérations d’ampleur ont pourtant été documentées, notamment en mer Baltique.
En début d’année, plusieurs câbles sous-marins de télécommunication ont été sectionnés entre la Suède et la Lettonie et entre la Finlande et l’Estonie. Les enquêtes sont toujours en cours, mais de forts soupçons relient les Russes à ces événements. Ces câbles font partie des points de vulnérabilité de notre continent. En France, le port de Marseille est en train de devenir un hub mondial des câbles sous-marins. Mais il ne s’agit pas du seul point de vulnérabilité. On peut notamment citer le cas moins médiatisé des data centers, et notamment des IXP, des Internet Exchange Points, des infrastructures où les câbles et les opérateurs viennent s’interconnecter. Ce sont les points névralgiques du réseau.
Quand un câble est sectionné, une seule connexion entre un point A et un point B est interrompue. Si, à l’inverse, vous détruisez ou sabotez l’une des deux extrémités (le point A ou le point B, en l’occurrence), vous avez potentiellement un effet sur une dizaine de câbles et au moins autant d’opérateurs de télécommunication. Vous augmentez donc le risque de perturber significativement la connectivité de la zone. Les Russes le savent parfaitement. Lorsqu’ils ont envahi la Crimée, en 2014, l’une de leurs premières actions a été de couper l’IXP de Simferopol pour déconnecter le réseau du territoire du reste de l’Ukraine. Moscou intègre clairement ces points sensibles dans sa stratégie. Paris est également concerné par ces questions. La Seine-Saint-Denis est aussi une zone extrêmement sensible, car elle concentre une bonne partie des IXP français.
Fin juillet, l’entreprise de construction militaire Naval Group a été visée par un cybercriminel. Il affirmait posséder des données sensibles sur le groupe. Pensez-vous que cela puisse être lié à Moscou ?
Plus qu’un vol de secret, il s’agirait en réalité d’une attaque réputationnelle, ayant pour but de démontrer que le groupe avait des cyberdéfenses faibles. Mais j’ignore s’il s’agit d’une attaque russe, ou d’un tout autre acteur. On retombe sur la question du risque d’attribution trop automatique au Kremlin…
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