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Taxation des riches : la Suisse, cette exception qui ne devrait pas en être une

"Taxons les riches !" Le slogan démagogique rebondit à travers l’Europe. La gauche française en rêve, la gauche britannique le fait : le budget que vient de présenter à Londres la chancelière de l’Échiquier, Rachel Reeves, prévoit plus d’impôts sur les entreprises et les propriétaires, plus de dépenses sociales, plus de dettes. En deux ans, le gouvernement travailliste le plus à gauche depuis un demi-siècle aura alourdi la pression fiscale de l’équivalent de 75 milliards d’euros et accru les dépenses de 90 milliards d’euros. Le déficit budgétaire dépasse les 5 % du produit intérieur brut et la dette publique, selon le Fonds monétaire international, atteint 103 % du PIB.

Il y a près d’une décennie, les partisans du Brexit avaient vendu aux électeurs la sortie de l’Union européenne comme un moyen de "reprendre le contrôle" sur les frontières du pays et de renouer avec l’essor économique dans une Angleterre libérale qui deviendrait une "Singapour-sur-Tamise". L’inverse s’est passé ! L’immigration a atteint un record historique en 2023 ; le poids de l’Etat ne cesse d’enfler ; l’économie est mise sous tutelle.

L’attractivité de la Confédération

L’appel à taxer les riches, en revanche, a échoué en Suisse. Dimanche 30 novembre, la population a repoussé lors d’une votation (référendum), par 78 % des suffrages exprimés, le projet proposé par le parti socialiste d’imposer à 50 % l’héritage des plus fortunés. L’objectif affiché était de financer la lutte contre le réchauffement climatique. Mais la mesure aurait surtout réduit l’attractivité de la Confédération, au moment où la compétition mondiale pour attirer les plus nantis bat son plein : Dubaï, Hongkong ou Singapour, par exemple, leur déroulent le tapis rouge. L’Italie elle aussi a fait venir nombre d’entre eux à Milan en leur proposant des incitations fiscales avantageuses – que le gouvernement de Giorgia Meloni a cependant décidé de réduire l’an prochain.

Comme les Britanniques, les Suisses n’appartiennent pas à l’Union européenne mais leur pays, contrairement au Royaume-Uni, est plutôt bien géré. Leur dette publique nationale ne représente que 37 % du PIB. Et surtout, de votation en votation, les citoyens helvétiques font preuve d’une maturité exemplaire. Eux savent bien que la croissance ne se décrète pas mais qu’elle s’encourage en favorisant la hausse de la productivité, l’innovation ou encore la flexibilité. Ils préfèrent augmenter le gâteau avant de débattre de son partage. Le pays évolue dans un cercle vertueux.

A l’opposé, le gouvernement de Londres a fait fuir des milliers de grandes fortunes en abolissant au printemps dernier le statut fiscal privilégié dont jouissaient ceux qui résidaient au Royaume-Uni mais déclaraient un domicile principal à l’étranger. Son nouveau budget va derechef peser sur la croissance, aggraver le marasme et faire le lit des populistes. Les sondages documentent déjà depuis quelques mois l’attirance des électeurs pour les extrêmes et leurs recettes miracles. Ils placent les nationaux populistes loin devant les Conservateurs à droite et les Verts et leur ligne radicale au coude à coude avec les Travaillistes à gauche. Le cercle vicieux est enclenché.

La victime est la croissance économique

Lors de la grande crise du début des années 2010, les pays les plus affectés étaient périphériques : la Grèce, l’Irlande, le Portugal… Aujourd’hui, les plus vulnérables sont les trois principales puissances européennes, celles qui prétendent orchestrer la résistance de l’Europe face à l’impérialisme de Vladimir Poutine. La France et le Royaume-Uni peinent le plus mais l’Allemagne, bien qu’elle soit plus solide qu’eux, est atteinte en réalité des mêmes maux. L’incapacité à mener des réformes structurelles depuis maintenant plus de vingt ans et les blocages politiques assombrissent l’horizon à Berlin. Comme leurs homologues de Paris ou de Londres, les politiciens allemands préfèrent augmenter les impôts ou accentuer l’endettement plutôt que de tailler dans les dépenses et de toucher à l’Etat providence. La victime est la croissance économique.

Dans ces mêmes trois pays, ce n’est sans doute pas une coïncidence, l’extrême droite piaffe aux portes du pouvoir. Au Royaume-Uni, si des élections avaient lieu aujourd’hui, Nigel Farage et son parti Reform UK les emporteraient sans doute. En France, le Rassemblement national est en tête dans les sondages. A Berlin, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) fait jeu égal, dans certaines enquêtes d’opinion, avec la CDU/CSU du chancelier Merz. Comme quoi le péril politique rime avec la légèreté économique.

© afp.com/Fabrice Coffrini

Le drapeau suisse flotte sur la façade de la banque Credit Suisse, le 8 mai 2014 à Bern
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L’actu à La Loupe : face à Donald Trump et Vladimir Poutine, l'Europe a-t-elle encore son mot à dire ?

De Belém pour parler climat à Johannesburg pour évoquer notamment les dossiers Soudanais et Palestiniens, les Européens étaient très occupés la semaine dernière. On attendait beaucoup de la COP 30 au Brésil et du G20 en Afrique du Sud : deux grandes réunions auxquelles l’administration Trump avait choisi de ne pas participer, laissant la main notamment à l’Europe.

Mais les Américains comptaient bien se faire remarquer. C’est le moment qu’a choisi Donald Trump pour soumettre à Kiev un nouveau plan de paix, négocié dans le plus grand secret avec... la Russie.

Une annonce surprise, dont les propositions étaient surtout à l’avantage de Vladimir Poutine : cession de certains territoires, réduction de l’armée ukrainienne ou encore interdiction d’entrer dans l’Otan. Le G20 s’est alors transformé dans les coulisses en réunion de crise sur l’Ukraine, et les alliés de Kiev se retrouvaient ensuite à Genève pour formuler une réponse.

Les négociations ont repris. Donald Trump assure qu’il ne reste que "quelques points de désaccord" à régler, quand le Kremlin estime que le nouveau plan européen n’est pas constructif. Du côté de l’Ukraine, on joue les équilibristes avec Washington, alors que les frappes se poursuivent sur le pays. Une séquence qui illustre l’effacement de l’Europe face aux Etats-Unis...

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Cet épisode a été écrit et présenté par Charlotte Baris, monté et réalisé par Jules Krot.

Crédits : Times News

Musique et habillage : Emmanuel Herschon / Studio Torrent

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Pour aller plus loin 

Face à Donald Trump, l'Europe doit avoir l’envie d’être unie, par Eric Chol

Plan de paix de Donald Trump : comment la Maison-Blanche trahit l’Ukraine

Choyée par Donald Trump, la Russie de Vladimir Poutine n'est forte que de la faiblesse européenne

© afp.com/Fabrice COFFRINI

Le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio donne une conférence de presse, le 23 novembre 2025 à Genève en Suisse
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Andrius Kubilius sur la menace russe : "Il faut prendre au sérieux les alertes de nos services de renseignement"

Quand on est né à Vilnius et que l’on a un voisin qui s’appelle la Russie, on connaît le sens du mot menace. Depuis septembre 2024, Andrius Kubilius occupe le poste de Commissaire européen à la défense. Un poste créé sur mesure pour cet ancien Premier ministre de Lituanie, qui ferraille sans relâche pour que l’Union européenne prenne réellement conscience de la menace qui pèse sur elle. Invité au colloque Europe de L’Express, qui s’est tenu à Strasbourg le 24 novembre, il nous livre ses réflexions sur le plan de paix de Donald Trump et sur la Russie d’après-Poutine. Verbatim.

Un plan de paix européen

"Nous passons notre temps à discuter des plans de paix américains, mais il serait beaucoup plus intéressant que nous, Européens, élaborions notre propre plan avec les Ukrainiens, puis que nous en discutions avec nos partenaires, à Washington, pour aboutir à un document final. Il est crucial que celui-ci empêche des agressions futures contre l’Ukraine et l’Europe. Or, certaines dispositions inscrites dans le plan initial américain auraient incité Poutine à des attaques futures contre l’Ukraine et l’Europe.

Il est par exemple inacceptable de diminuer les capacités de l’armée ukrainienne ou de décréter que l’Ukraine ne fera jamais partie de l’Otan. Pourquoi Vladimir Poutine demande-t-il ça ? Deux possibilités : soit il craint que l’Otan utilise le territoire ukrainien pour attaquer la Russie, ce qui est, de mon point de vue, complètement absurde. L’Otan est une alliance de défense qui ne planifie jamais d’opération agressive ; soit il prévoit d’agresser de nouveau l’Ukraine un jour, et son appartenance à l’Otan lui poserait problème."

Attaque russe

"Il faut prendre au sérieux les avertissements des services de renseignement allemands, danois et français, qui évoquent la possibilité que la Russie teste militairement un membre de l’Otan ou de l’UE dans les deux ou trois prochaines années. Il faut donc accroître nos capacités de défense - ce que nous sommes en train de faire.

S’il y a un jour une agression de la Russie contre un membre de l’Otan ou de l’UE, que ce soit dans la mer Baltique, en Pologne ou dans des pays voisins, il faudra être prêt, d’autant que l’armée russe est plus forte qu’en 2022. Elle possède des millions de drones. Face à elle, il y a l’armée ukrainienne, très aguerrie. A cet égard, nous devrions intégrer les capacités de l’industrie de défense ukrainienne à nos propres capacités, ce devrait être l’une des priorités stratégiques, car cela nous rendrait beaucoup plus forts."

Espace Schengen militaire

"Il faut adapter les ponts, les routes et les tunnels pour faciliter la mobilité militaire. Dans le prochain budget 2028-2034, nous investirons 17 milliards d’euros dans la mise à niveau des infrastructures. Ce n’est pas suffisant. Pourquoi met-on actuellement 45 jours pour acheminer des renforts ? Parce qu’à chaque frontière, de l’Espagne à la mer Baltique, il faut demander une permission de passage. Et cela prend souvent plusieurs jours pour l’obtenir. Pour régler ce problème, une nouvelle loi entrera en vigueur en 2027. Elle permettra d’obtenir un permis de circuler unique en trois jours."

Russie post-Poutine

"Une Russie agressive, néo impérialiste et autoritaire est une menace pour la paix de tout le continent. L’Europe doit aider la Russie à se transformer et à revenir à une certaine normalité. Par le passé, les Européens sont parvenus à assurer la paix sur le continent européen – notamment après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il a fallu résoudre les'conflits tectoniques'entre la France et l’Allemagne.

Aujourd’hui, nous n’avons pas de stratégie pour résoudre les nouveaux problèmes tectoniques. Certes, personne ne peut prédire comment la Russie va évoluer, mais son histoire montre que les changements peuvent survenir très vite. Nous devons être prêts. L’un des moyens à notre disposition consiste à investir fortement dans le succès de l’Ukraine, car celui-ci pourra, à son tour, inciter le peuple russe à chercher une alternative. Cette guerre n’est pas seulement une tragédie pour l’Ukraine, mais aussi pour la Russie. Et la raison de la tragédie, c’est le régime de Poutine. Nous ne pourrons pas transformer le pays tant qu’il sera au pouvoir, mais il y aura un jour une Russie post-Poutine. Ce sera peut-être pire, mais peut-être mieux… Alors investissons dans cette transformation, même si celle-ci demeure très incertaine."

© Claudio Centonze/European Commission

Depuis septembre 2024, Andrius Kubilius occupe le poste de Commissaire européen à la défense.
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Plan de paix de Donald Trump : comment la Maison-Blanche trahit l’Ukraine

Le soi-disant plan de paix de Donald Trump pour l’Ukraine est venu confirmer les pires craintes nourries de ce côté-ci de l’Atlantique, où l’on soupçonne le président américain de vouloir s’entendre avec Vladimir Poutine sur le dos non seulement de Kiev, mais aussi de l’Europe entière. Au-delà du diktat révoltant imposé à l’Ukraine, qui n’a pourtant pas perdu la guerre imposée par l’agresseur russe, au-delà du parti pris pro-Poutine choisi par la Maison-Blanche, au-delà du peu de cas que Washington fait de l’avis de ses "alliés", c’est l’ensemble des projets de l’Union européenne pour asseoir son autonomie stratégique et garantir la sécurité européenne face à l’impérialisme poutinien que le projet percute de plein fouet. Plusieurs de ses dispositions sont orthogonales aux efforts déployés conjointement par les Etats membres de l’Union européenne et les autres alliés de Kiev (Royaume-Uni, Norvège, Canada…) pour aider le pays agressé à résister aux attaques de Moscou, alors qu’approche le quatrième anniversaire de l’invasion.

Le mémorandum a été concocté depuis la fin du mois d’octobre, dans le plus grand secret, par trois hommes : d’un côté, les émissaires de la Maison-Blanche Steve Witkoff, promoteur immobilier new-yorkais et partenaire de golf de Trump, et Jared Kushner, gendre du président, et de l’autre, l’envoyé spécial du Kremlin, Kirill Dmitriev. Cet économiste russe né à Kiev il y a 50 ans et formé à l’Université de Stanford et à la Harvard Business School aux Etats-Unis est depuis 2011 le PDG du fonds souverain russe, et à ce titre l’un des maillons importants de la verticale du pouvoir poutinienne. Il est aussi, selon le Wall Street Journal, un partenaire d’affaires de longue date de Jared Kushner.

La publication de leur document a provoqué choc et effroi dans les capitales européennes, qui depuis le renoncement américain consécutif à l’accession de Trump au pouvoir supportent la quasi-totalité de l’aide financière et militaire occidentale à l’effort de défense ukrainien. La lecture du texte multipliait les motifs d’alarme aux yeux des dirigeants européens : limitations imposées à la souveraineté de l’Ukraine et à ses forces armées, absence de tout cessez-le-feu préalable à des négociations de paix, transfert de territoires ukrainiens à la Russie – y compris la partie de l’oblast de Donetsk que les troupes du Kremlin n’ont pas conquise –, grand flou autour des garanties de sécurité qui seraient accordées à Kiev en échange de sa soumission, et enfin omission de toute réparation demandée à Moscou pour les destructions causées en Ukraine alors que les Européens, eux, étaient priés de passer à la caisse.

Perdre sa dignité ou perdre un grand allié

Comme l’a résumé Anne Applebaum, la chroniqueuse du magazine américain The Atlantic, le projet trumpien "affaiblit l’Ukraine, disjoint l’Amérique de l’Europe et prépare le terrain à une guerre de plus grande ampleur dans le futur". Et dans l’immédiat, il bénéficie surtout à quelques investisseurs proches du pouvoir à Moscou et à Washington, aux dépens de pratiquement tous les autres protagonistes. Car outre la capitulation déguisée imposée à Kiev, le texte prévoit aussi la levée des sanctions, le déblocage des avoirs russes gelés par les Occidentaux et la reprise d’une coopération économique de grande ampleur entre l’Amérique et la Russie.

En endossant ce texte qui revenait à récompenser Moscou pour son agression non provoquée, Donald Trump a une fois de plus montré à quel point il néglige non seulement le sort de l’Ukraine indépendante et démocratique, mais aussi la sécurité de ses alliés européens, qui ne veulent à aucun prix de tout ce qui pourrait ressembler une restauration au XXIe siècle de la doctrine de "souveraineté limitée" imposée pendant la guerre froide par l’URSS à ses satellites d’Europe centrale. Le dilemme posé par le plan Witkoff-Kushner-Dmitriev, crûment résumé par le président Volodymyr Zelensky – perdre sa dignité, ou perdre un grand allié – est de fait celui que la politique erratique de Donald Trump adresse à l’Europe tout entière.

Pour une fois, les Européens ont réagi sans tarder pour tenter de modifier le plan américain. "Il importe à nos yeux qu’un plan de paix pour l’Ukraine ne puisse pas être établi sans notre accord sur des questions touchant aux intérêts européens et à la souveraineté européenne", a dit le chancelier allemand Friedrich Merz. De premiers entretiens tenus dans l’urgence à Genève, dimanche 23 novembre, par les Européens et les Ukrainiens avec le chef de la diplomatie américaine Marco Rubio ont permis d’amender le texte initial dans un sens un peu moins défavorable à l’Ukraine, tout en le réduisant à 19 points au lieu de 28.

Les Européens contraints de clarifier leurs positions

Les dispositions affectant directement les intérêts européens, en particulier la levée progressive des sanctions, la mobilisation des avoirs russes gelés (qui sont, pour l’essentiel, logés en Belgique), l’adhésion de l’Ukraine à l’UE (autorisée dans le plan Trump) et son admission future à l’Otan (interdite), ainsi que la question des relations entre l’Otan et la Russie, vont continuer à faire l’objet de discussions transatlantiques. Il en est de même pour ce qui concerne le déploiement envisagé en Ukraine dans le cadre d’une force de réassurance composée par la "Coalition des volontaires" créée par des pays de l’Otan avec notamment des contingents français, britanniques et turcs, pour surveiller et garantir sur le terrain l’application d’un éventuel cessez-le-feu. La version initiale du projet américain excluait tout déploiement de militaires otaniens en Ukraine.

Comme en février, après un entretien catastrophique entre Trump et Zelensky à la Maison-Blanche, comme en août, après un sommet en Alaska entre Trump et Poutine, les pays européens réunis autour du trio de tête constitué par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, se sont mobilisés avec efficacité pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l’être et d’infléchir les positions américaines les plus outrancières. Mais la leçon des épisodes précédents est claire : le culbuto diplomatique trumpien reprend à chaque fois, après un certain temps, sa position favorable au Kremlin. Dans quelle mesure les amendements européens seront-ils cette fois-ci vraiment pris en compte par la Maison-Blanche ? Au moins, l’ultimatum imposé par Washington à Volodymyr Zelensky, qui fut dans un premier temps sommé d’avaliser le plan avant le jour de la fête américaine de Thanksgiving jeudi 27 novembre, semblait avoir été levé à l’heure où ces lignes étaient écrites.

Face à la levée de boucliers de ses alliés, Trump a comme souvent louvoyé, en affirmant d’un côté que le plan n’était pas son dernier mot, tout en critiquant de l’autre les dirigeants ukrainiens pour leur "ingratitude" supposée. Vladimir Poutine de son côté a cherché à maximiser ses gains. Selon le Kremlin, il a "noté que ces propositions sont conformes aux discussions du sommet russo-américain en Alaska et, en principe, peuvent servir de base à un règlement pacifique final". Les amendements européens, en revanche, ne sont "pas du tout constructifs et ne nous conviennent pas", a dit Youri Ouchakov, un conseiller diplomatique de Poutine. Le seul point positif du mémorandum est qu’il a contraint les Européens, pour la première fois, à clarifier leurs propres propositions de paix pour l’Ukraine. Mais en l’absence de toute approche occidentale un tant soit peu cohérente et unifiée face à Moscou, la guerre continue, alimentée par la détermination de Vladimir Poutine à soumettre l’Ukraine, à installer à Kiev un pouvoir favorable à Moscou et à infliger par la même occasion une défaite stratégique majeure aux Européens.

© AFP

Donald Trump à la Maison-Blanche, le 21 novembre 2025.
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Le plan de Donald Trump pour la paix en Ukraine torpille les ambitions de l’Europe

Si l’objectif de Donald Trump, en dégainant son soi-disant plan de paix pour l’Ukraine, était de contrarier les Européens, il n’aurait pas pu faire mieux. Plusieurs dispositions du mémorandum sont orthogonales aux efforts déployés par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne et les autres alliés de Kiev pour aider le pays agressé à résister à Moscou.

Les réactions horrifiées et indignées des diplomates et experts dans les capitales européennes disent le choc causé par la publication des 28 points du projet américain. Car c’est l’ensemble des projets de l’Union européenne pour asseoir son "autonomie stratégique" et garantir la sécurité européenne face à l’impérialisme poutinien qui est percuté de plein fouet par le plan Trump, concocté en secret par l’émissaire américain Steve Witkoff et son homologue du Kremlin, Kirill Dmitriev.

Cinq points en particulier sont douloureux pour les Européens, du moins la grande majorité d’entre eux (la Hongrie pro russe de Viktor Orban, hostile à l’aide à l’Ukraine, a applaudi aux propositions de Washington). Au-delà du diktat imposé à l’Ukraine, qui est en lui-même révoltant du point de vue européen, ces points d’inquiétude montrent le peu de cas que Donald Trump fait de la sécurité du Vieux continent et des intérêts de ses alliés.

Primo, le plan prohibe le stationnement de militaires des pays de l’Alliance atlantique en Ukraine. Or, Français et Britanniques, en toute transparence avec les Américains, ont mis sur pied depuis l’été une "Coalition des volontaires" regroupant une trentaine de pays, pour la plupart membres de l’Otan, afin d’installer en Ukraine, loin du front, une "force de réassurance" chargée de surveiller l’application d’un éventuel cessez-le-feu. Ce projet deviendrait inapplicable si le plan Trump était mis en œuvre tel quel.

Secundo, le plan trumpien pourrait réduire à néant l'idée européenne d’accorder un méga prêt à l’Ukraine basé sur les avoirs russes gelés en Europe (environ 200 milliards de dollars). Le mémorandum américain prévoit que quelque 100 milliards seraient investis sous la direction de Washington pour la reconstruction de l’Ukraine. Les Etats-Unis recevraient "50 % du profit" généré. Le reste des avoirs russes serait dégelé et donc restitué à Moscou, qui n’aurait apparemment aucune réparation à payer pour les dégâts considérables causés par ses armées. Les Européens seraient par ailleurs priés, sans qu’on leur ait demandé leur avis, de verser 100 milliards de dollars de leur poche pour la reconstruction de l’Ukraine.

La Belgique, qui détient l’essentiel des avoirs russes, a demandé à ses partenaires européens des garanties de solidarité avant d’avaliser le prêt de 140 milliards d’euros en faveur de Kiev. Les Vingt-Sept ont prévu de finaliser le projet au prochain Conseil européen, les 18 et 19 décembre. Ce plan, incompatible avec celui de Trump, risque de devenir un test majeur de leur détermination à soutenir Kiev.

Tertio, le mémorandum laisse entendre que des parties de l’Ukraine occupées par la Russie, et même la portion de l’oblast de Donetsk que Moscou n’a jamais réussi à conquérir, pourraient désormais être considérées comme partie intégrante de la Fédération de Russie, ce qui sanctionnerait une modification de frontières par la force, contraire à tous les principes fondant la sécurité européenne depuis la Seconde Guerre mondiale. La Charte de Paris de 1990, tout comme les accords d’Helsinki de 1975 – textes signés par Moscou, Washington et tous les Etats européens – garantissent, entre autres, l’intégrité territoriale et le règlement pacifique des différends ; ils prohibent le recours à la force et les modifications de frontière ; ils permettent à chaque pays de déterminer librement son appartenance ou non à une alliance.

Le texte américain contredit ces dispositions en stipulant que l’Otan devrait désormais renoncer à tout élargissement et que l’Ukraine devrait abandonner son objectif d’y adhérer (lequel est inscrit dans sa Constitution depuis 2019). L’engagement de l’Otan à accueillir tout Etat européen qui en ferait la demande est en outre stipulé dans le traité fondateur de l’Alliance, signé en 1949 à Washington.

Quarto, le désarmement partiel de l’Ukraine, qui devrait limiter les effectifs de ses armées à 600 000 hommes, un tiers de moins qu’aujourd’hui, va à l’encontre des impératifs de sécurité non seulement de l’Ukraine, mais aussi du continent tout entier. Du point de vue européen, il conviendrait au contraire de renforcer l’armement de l’Ukraine afin de dissuader toute nouvelle agression russe à l’avenir, y compris comme d’autres voisins de Moscou, les Pays Baltes notamment.

Quinto, le plan Trump laisse planer un doute sur l’engagement des Etats-Unis au sein de l’Otan en présentant Washington comme un "médiateur" entre la Russie et l’Alliance. Comment la principale puissance de l’Otan, en position de leadership depuis 1949, peut-elle se concevoir comme un médiateur, terme qui implique une certaine neutralité ? En semblant s’affranchir de la solidarité qu’il doit à ses alliés, Trump sape la raison d’être de l’Otan - une organisation que déjà pendant son premier mandat, il avait menacé de quitter.

Pour l’instant, les dirigeants de l’Union européenne et des autres alliés de Kiev (Royaume-Uni, Norvège, Canada, Japon), réunis en marge du G20 à Johannesburg en Afrique du Sud, ont réagi avec mesure au plan Trump. Dans une déclaration publiée samedi, ils ont accepté le mémorandum comme base de discussion "qui requiert un travail complémentaire". Ils ont rappelé que "les frontières ne peuvent pas être modifiées par la force" et se sont dits "préoccupés des limitations qui seraient imposées aux forces armées ukrainiennes, qui laisseraient l’Ukraine vulnérable à une future attaque". Réussiront-ils à infléchir le plan ? C’est tout l’enjeu des discussions qui devaient commencer dimanche à Genève.

© afp.com/ANDREW CABALLERO-REYNOLDS

Les leaders européens, Volodymyr Zelensky et Donald Trump, à la Maison Blanche, le 18 août 2025
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Face à Vladimir Poutine et Xi Jinping, l’Europe est en guerre... et elle ne le sait pas

Les Norvégiens viennent de descendre un bus électrique "made in China" dans les tréfonds d’une mine sous une montagne pour tester, sans interférence extérieure, la possibilité qu’il soit rendu inopérant par une action télécommandée. Bingo ! Ils ont découvert qu’une simple carte SIM permet au constructeur Yutong, ou à un hacker ayant pénétré son système informatique, d’actualiser le logiciel du bus depuis son quartier général de Zhengzhou et donc, en théorie, de stopper le véhicule à volonté.

L’affaire a suscité la panique au Danemark et au Royaume-Uni, qui utilisent eux aussi des bus Yutong pour leurs transports publics. Elle est symptomatique de l’innocence et de la naïveté des Européens face aux menaces posées par les puissances autoritaires. L’Europe est la cible d’une guerre secrète qui bat son plein. Beaucoup de ses responsables politiques et de ses habitants l’ignorent ou ne veulent pas la voir.

En témoignent les réactions outragées qui ont suivi ces derniers jours les propos du chef d’état-major des armées françaises, le général Fabien Mandon, sur la nécessaire "force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est", y compris le cas échéant en acceptant de "perdre ses enfants". Rien que de banal pour un chef militaire chargé de défendre la nation en temps de guerre contre les malfaisants qui la prennent pour cible.

Car l’histoire des bus Yutong n’est qu’un exemple parmi des dizaines d’autres. Le mois dernier, un groupe de parlementaires européens a alerté la Commission européenne sur la découverte de dispositifs de communication dans des onduleurs chinois utilisés dans des panneaux photovoltaïques. Il serait ainsi possible à Pékin d’utiliser cette faille de sécurité pour provoquer un "crash" soudain de nos réseaux électriques et paralyser, le jour où le Parti communiste chinois le jugera nécessaire, une bonne partie du Vieux Continent.

"Les bombes hybrides" de la Russie

La Chine se contente pour l’instant de poser des jalons mais la Russie, elle, est déjà passée à un mode d’action beaucoup plus agressif. Moscou multiplie les actes hostiles sur le sol européen : sabotages d’infrastructures essentielles, campagnes de désinformation, attaques cyber, tentatives d’assassinats ciblés, actes de déstabilisation… Dernier incident grave en date, l’attentat à l’explosif qui a endommagé le 16 novembre la ligne de chemin de fer reliant Varsovie à Lublin en Pologne, utilisée pour acheminer l’aide militaire en Ukraine. La main de Moscou ne fait aucun doute aux yeux des enquêteurs.

Même le ministre de la Défense de Giorgia Meloni, membre d’un gouvernement pourtant peu suspect de russophobie, s’est inquiété dans un mémorandum publié cette semaine de la passivité "absurde" des Européens face à la guerre hybride qui les vise. "Les bombes hybrides tombent sans discontinuer ; il est temps d’agir" écrit Guido Crosetto, qui place la Russie au premier rang des coupables. Dans ce type de conflits, l’agresseur prend soin de rester en dessous du seuil à partir duquel l’agressé serait obligé de réagir. Cela contribue à anesthésier les opinions publiques. "Si nous étions attaqués par des envahisseurs, nous ne nous contenterions pas de rester à la maison en espérant qu’ils s’en aillent", observe Crosetto.

Les Européens ressemblent à l’ennemi qui ignore qu’il l’est, décrit par l’humoriste français Pierre Desproges en 1984 : "L’ennemi est sot ; il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui". Si l’Europe a le plus grand mal à concevoir qu’elle est attaquée, c’est qu’elle se voit comme une puissance pacifique. Depuis le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, elle s’est édifiée contre le nationalisme. Elle qui a colonisé le monde aux siècles passés a renoncé à tout impérialisme. Son mode de fonctionnement est fondé sur le respect du droit et la fabrique du compromis.

Or, c’est précisément pour cela qu’elle est prise pour cible. Son succès dérange. Sa démocratie, sa liberté, sa civilisation sont visées, parce que le simple fait qu’elles suscitent des envies est considéré comme une menace par les autocrates, qu’ils soient russes, chinois, iraniens ou encore azerbaïdjanais - sans oublier les islamistes. Aux yeux de beaucoup de puissances haineuses sur la planète, y compris dans la sphère Maga de l’Amérique trumpienne, l’ennemi, ce sont les Européens. Pour riposter, ceux-ci devront passer du pacifisme militant à une posture de dissuasion qui soit crédible. Car pour préserver la paix dans un monde de brutes, il faut préparer la guerre, comme on le sait depuis l’Antiquité.

© AFP

Vladimir Poutine et Xi Jinping à Moscou, le 8 mai 2025.
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Corruption en Ukraine : l’Europe doit envisager l’après-Zelensky

Le scandale de corruption qui secoue l’Ukraine se rapproche dangereusement du président Volodymyr Zelensky : la démission ce vendredi 28 novembre de son bras droit, Andriy Yermak, qui était considéré comme le numéro deux du pays, fragilise le chef de l’Etat comme jamais depuis le début de l’invasion russe il y a près de 4 ans. On ne sait pas exactement ce qui est reproché au directeur de cabinet de la présidence. Mais la perquisition de son domicile, dans la matinée, par les inspecteurs de l’Agence nationale anticorruption, a rendu intenable son maintien à ce poste clé.

Le scandale, qui porte sur des détournements estimés à quelque 100 millions de dollars (85 millions d’euros) par des personnalités haut placées dans l’appareil gouvernemental, n’en finit pas de faire des vagues. Il aggrave la passe dramatique dans laquelle se trouve l’Ukraine, confrontée par ailleurs à la progression lente mais régulière de l’armée russe sur le champ de bataille, aux bombardements qui endommagent son réseau énergétique à la veille de l’hiver, aux pressions des Etats-Unis pour qu’elle accepte un plan de paix favorable à Moscou, et à l’incapacité des Européens à s’entendre sur l’octroi d’un prêt à Kiev pour l’aider à renflouer ses caisses quasi vides.

Le cerveau du réseau de corruption serait Timour Minditch, ancien associé d’affaires du président Zelensky du temps où celui-ci était un humoriste vedette. Manifestement prévenu que l’enquête se rapprochait de lui, l’homme a fui l’Ukraine juste avant un coup de filet du parquet anticorruption le 10 novembre, pour se réfugier en Israël. Deux ministres, chargés respectivement des portefeuilles de l’Energie et de la Justice, ont dû démissionner dans la foulée.

Pots-de-vin et villas luxueuses

Les accusés auraient contraint les sous-traitants et fournisseurs des compagnies publiques d’énergie à leur verser des pots-de-vin. C’est ainsi que l’argent public, censé servir à réparer les centrales et les réseaux électriques bombardés par l’armée russe, a contribué à édifier des villas luxueuses pour des hommes gravitant autour du président. Les militaires meurent au front par milliers pour défendre quelques kilomètres carrés du territoire national ; leurs familles endurent des coupures incessantes d’électricité, de chauffage et d’eau courante à l’orée de l’hiver ; et quelques puissants bien connectés détournent les investissements destinés à protéger les infrastructures essentielles ! Ces révélations ont abasourdi la population.

Le scandale n’est pas seulement du pain bénit pour les campagnes de désinformation menées par la Russie. Il met en danger la position de Zelensky sur la scène politique intérieure. Rien n’indique, à ce stade, qu’il aurait lui-même profité des détournements de fonds mais au minimum, son manque de constance dans la lutte contre les malversations et ses erreurs de jugement dans les nominations de ses proches à des postes de responsabilité constituent des fautes lourdes. Pire, il semble qu’il ait voulu protéger les criminels en tentant, au mois de juillet, de démanteler les institutions anticorruption créées dans la foulée de la révolution de Maidan en 2014. A l’époque, il a fallu les protestations indignées de la population et une levée de boucliers de plusieurs dirigeants européens pour le forcer à renoncer.

Le chef de l’Etat pourra-t-il regagner la confiance de ses concitoyens, lui qui s’était fait élire en 2019 sur un programme d’éradication complète de la corruption qui ronge le pays depuis son indépendance en 1991 ? Alors que la septième année de sa présidence est déjà bien entamée - il a été élu pour cinq ans mais la constitution et le code électoral proscrivent les élections en période de loi martiale - c’est désormais sa survie politique qui est hypothéquée.

Complaisance coupable

L’affaire inquiète au plus haut point ses soutiens à l’étranger. Elle ne pouvait pas plus mal tomber au moment où les négociations battent leur plein sur le plan de paix de Donald Trump et où l’Union européenne tergiverse sur l’octroi d’un méga prêt à l’Ukraine gagé sur les actifs russes gelés dans l’UE. Les caisses de Kiev sont censées être vides d’ici à quelques mois et le flux d’aide militaire occidentale a fondu depuis que Donald Trump a stoppé l’assistance américaine.

Signe de l’inquiétude européenne, le chancelier Friedrich Merz a appelé le président ukrainien à "poursuivre vigoureusement" le combat anticorruption. Désormais fournisseur numéro un d’aide financière et militaire à l’Ukraine (11,5 milliards d’euros prévus dans le budget 2026), le gouvernement allemand est sous le feu des critiques de l’opposition d’extrême droite qui lui reproche de dilapider l’argent public en le donnant à Kiev. Dans d’autres pays européens aussi, le soutien populaire à l’Ukraine est fragile.

Zelensky a montré qu’il avait du courage et de la détermination à revendre. Mais sa fermeté dans la guerre contre l’envahisseur russe s’est accompagnée d’une complaisance coupable dans l’autre combat essentiel, celui destiné à préserver l’intégrité de la démocratie ukrainienne. L’intérêt stratégique des Européens est d’empêcher une défaite de Kiev, qui donnerait les mains libres à Vladimir Poutine pour poursuivre ses agressions. Dans cette perspective, l’avenir de l’Ukraine indépendante et démocratique est un enjeu infiniment plus important pour le continent que le sort politique personnel de Volodymyr Zelensky.

© Sergei GAPON / AFP

Le président Volodymyr Zelensky a limogé vendredi son chef de cabinet, Andriy Yermak, considéré comme son bras droit et l'un des hommes les plus influents d'Ukraine, après la perquisition de son logement par les enquêteurs de l'agence anticorruption.
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