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"Volodymyr Zelensky est en train de perdre ce combat" : l’alerte d’une ONG ukrainienne anti-corruption

Un ami proche du président Volodymyr Zelensky, le ministre de la Justice et un ancien vice-Premier ministre : les trois principaux protagonistes du dernier scandale de corruption qui éclabousse l’Etat ukrainien ne sont pas du menu fretin. Ils seraient impliqués dans le détournement de 100 millions de dollars dans le secteur énergétique. L’affaire, tentaculaire, tombe au pire moment pour l’Ukraine, en difficulté sur le front et à l’arrière, épuisée par le pilonnage russe des infrastructures énergétiques, qui prive la population de courant pendant des heures, parfois des journées entières.

Olena Halushka se bat depuis des années contre la corruption systémique dans son pays. Membre du conseil d’administration de l’Anticorruption Action Center (AntAC), l’une des plus grosses ONG actives dans ce combat, fondée en 2012, elle regrette le manque d’implication réelle du président Zelensky. Entretien.

L’Express : Quelle a été votre première réaction à l’annonce de cette nouvelle affaire de corruption ?

Olena Halushka : D’abord, je suis agréablement surprise que nous disposions d’institutions anticorruption capables de poursuivre les hauts responsables du gouvernement : non seulement le ministre de la Justice et ancien ministre de l’Energie Guerman Galouchtchenko, et l’ancien vice-Premier ministre Oleksiy Chernyshov, mais aussi des personnes comme Timur Mindich, allié personnel du président Zelensky, son ami et partenaire commercial de longue date, copropriétaire de leur société de production Kvartal. C’est une bonne nouvelle. N’oublions pas que nous, la société ukrainienne, avons protégé les deux institutions anticorruption menacées, en juillet dernier, par une loi visant à saper leur indépendance : le Bureau national anticorruption d’Ukraine (Nabu) et le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (Sapo). Les Ukrainiens sont descendus dans la rue avec des pancartes. Et les messages des capitales européennes étaient très clairs, de Paris, Bruxelles, Londres ou Berlin : ne touchez pas à l’indépendance de ces institutions. Cela a contribué à les sauver. Et aujourd’hui, nous voyons les résultats tangibles de leur travail. Cela étant dit, je suis évidemment très frustrée que de tels schémas de corruption continuent d’exister en Ukraine, alors que nous sommes sous le feu de l’ennemi depuis près de quatre ans. Les missiles russes tentent de détruire notre réseau électrique pour nous plonger dans le noir. Et voilà que l’une des principales entreprises énergétiques, censée protéger la production d’énergie nucléaire ukrainienne, trempe dans ce type de pratiques véreuses. Au lieu d’utiliser au mieux chaque hryvnia payée par les citoyens ukrainiens dans leurs factures d’électricité, elle se permet de s’octroyer d’horribles pots-de-vin de 10 à 15 % sur ses contrats. Pire : la société Energoatom a retardé la protection de ses installations en comptant sur des entreprises mieux-disantes en matière de pots-de-vin. C’est terrible !

Le secteur ukrainien de l’énergie nucléaire n’a pas réellement fait l’objet de réformes depuis la révolution de la dignité en 2013-2014. J’espère sincèrement que ce scandale sera le déclic pour nettoyer enfin la société Energoatom. Historiquement, les Russes ont toujours essayé de conserver leur influence sur le secteur stratégique de la production énergétique ukrainienne, et les réformes ont toujours été reportées. Le moment est venu de s’y atteler pour de bon.

Y a-t-il des liens établis avec la Russie, dans cette affaire Energoatom ?

L’enquête pointe effectivement des liens indirects avec la Russie : l’un des bureaux utilisés par cette entreprise pour ce blanchiment d’argent appartient à un ancien directeur d’Energoatom : Andrii Derkach a dirigé cette entreprise en 2006-2007. Il a été député au Parlement ukrainien sous la bannière du Parti des régions, un parti pro russe. Puis, il a fui l’Ukraine, a été sous le coup de sanctions américaines, puis déchu de sa nationalité ukrainienne. Il est aujourd’hui sénateur quelque part en Russie [NDLR : dans l’oblast d’Astrakhan, au sud-ouest de la Russie].

L’une des personnes faisant l’objet d’une enquête est un ami proche de Volodymyr Zelensky. Pensez-vous que le président veut réellement s’attaquer à ce fléau de la corruption ?

Jusqu’à présent, rien ne prouve que le président lui-même ait été impliqué dans ces affaires de corruption. Cependant, Volodymyr Zelensky a été élu en 2019 avec pour promesse phare la lutte contre la corruption. C’était la revendication du Maïdan. Son prédécesseur Petro Porochenko a échoué, et Zelensky a surfé, avec succès, sur cette frustration populaire pendant sa campagne électorale. A l’heure actuelle, il est en train de perdre ce combat. Cela a bien sûr des implications sur la confiance de la société ukrainienne envers le président, ce qui est éminemment dangereux car nous sommes confrontés à un ennemi existentiel qui veut détruire la nation ukrainienne.

Nous devons être unis et avoir confiance en notre commandant en chef. Nous ne pouvons pas être polarisés. Les prochaines actions du président Zelensky vont donc peser lourd. Il vient de demander la démission des ministres de la Justice et de l’Energie [NDLR : les deux se sont exécutés dans la foulée].

Les actions du président seront beaucoup plus éloquentes que ses paroles. Pour l’instant, il est important que les personnes corrompues soient immédiatement exclues du gouvernement. Ensuite, le Nabu et le Sapo doivent pouvoir poursuivre leur travail en toute indépendance sans intervention du bureau du procureur général, des services de sécurité ou du Bureau national des enquêtes. Cette pression doit cesser. Un détective du Nabu, Ruslan Mahamedrasulov, se trouve actuellement en détention. Or, Ruslan a joué un rôle important dans la collecte des preuves dans cette affaire. Notre organisation suit cette enquête de très près et nous considérons que le dossier contre lui est monté de toutes pièces, afin d’exercer une pression sur le Nabu.

Existe-t-il des cas avérés de corruption au sein des deux structures chargées de lutter contre la corruption ?

Il y a eu quelques problèmes mineurs et des scandales par le passé, mais ils concernaient, comme dans toute institution, quelques personnes mal intentionnées. Mais dans l’ensemble, ces institutions sont indépendantes et essaient de faire leur travail. Depuis leur création, elles ont été soumises à une pression énorme, tant sous la présidence de Porochenko que sous celle de Zelensky, ce qui signifie qu’elles font l’objet d’une surveillance très étroite.

Ce n’est pas le premier scandale de corruption sous la présidence de Zelensky. Comment l’expliquez-vous ?

Malheureusement, Zelensky et son entourage n’ont pas pris les mesures nécessaires. Bien sûr, ils sont sensibles à l’opinion publique. Ils constatent que le public est très en colère et frustré par des scandales comme celui-ci, ils réagissent au mécontentement de la société, mais malheureusement, il n’y a pas de politique proactive de tolérance zéro envers la corruption.

Avez-vous observé l’émergence de nouvelles méthodes de corruption depuis le début de l’invasion à grande échelle par la Russie ?

L’un des principaux objectifs de notre lutte contre la corruption entre 2014 et 2022 a été de divulguer autant d’informations possibles au grand public : les registres fonciers, de véhicules, les cadastres, les bénéficiaires effectifs des entités privées, les déclarations électroniques de patrimoine des fonctionnaires, etc.

Bien sûr, la loi martiale ne permet pas le même niveau de transparence. Et une grande partie des activités liées à la sécurité nationale sont dissimulées pour se protéger des intrusions de l’ennemi. Mais cela limite considérablement la capacité de la société ukrainienne à surveiller les acteurs politiques et les autorités ukrainiennes. Et cela a contribué à la mise en place de nouveaux mécanismes, car la corruption déteste la transparence.

Nous avons évoqué l’érosion de la confiance nationale à la suite de ces scandales. Quid de celle des partenaires internationaux et des bailleurs de fonds ?

Bien sûr, tout scandale de ce genre porte un sérieux coup à cette confiance. Le monde libre soutient l’Ukraine car il considère que ce pays est une petite démocratie qui se défend contre un grand État autocratique.

J’insiste toujours sur le fait que les premiers à défendre les institutions anticorruption et à exiger des réformes sont les Ukrainiens eux-mêmes. Il suffit de regarder les sondages : depuis 2014, la majorité des gens considère la lutte contre la corruption comme une priorité absolue. Avant 2022, elle était la première. Depuis 2022, elle vient en deuxième position après la guerre avec la Russie. Cet appétit de justice vient de la société ukrainienne, pas de Bruxelles ! Il est important d’expliquer à vos sociétés que nous, en tant que société ukrainienne, sommes votre meilleur allié et votre meilleure garantie pour veiller à ce que chaque dollar, chaque euro, mais aussi chaque hryvnia provenant des contribuables ukrainiens soient utilisés avec la plus grande efficacité. Il y va de notre survie.

Vous travaillez depuis des années sur les réformes anticorruption. Selon vous, quels sont les principaux obstacles structurels qui empêchent encore l’Ukraine d’avancer sur ce sujet ?

La priorité est la réforme du système judiciaire. Nous avons essayé à plusieurs reprises, mais les premières tentatives ont complètement échoué, car le système est très compliqué et les juges corrompus se protègent entre eux. Assainir les tribunaux prendra du temps. Mais le système judiciaire est la mère de tous les maux. Sans cette réforme, nous construisons des châteaux sur du sable, qui s’effondreront.

Là encore, pensez-vous qu’il y ait une volonté politique suffisante pour y parvenir ?

La société ukrainienne manifeste clairement une forte volonté et l’Union européenne dispose d’excellents outils pour traduire cette aspiration de la société ukrainienne en décisions politiques, dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE. Je pense en particulier aux groupes de travail sur les "fondamentaux". Il existe également des critères de référence que l’Ukraine doit mettre en œuvre. Ces outils sont des incitations extrêmement efficaces.

Par ailleurs, j’espère que l’Union européenne acceptera d’accorder un prêt de réparation à l’Ukraine et là, elle a un moyen de pression sur le gouvernement ukrainien : Bruxelles doit conditionner ce prêt à des réformes. Dans ce cas, l’Union européenne sera très utile pour susciter la volonté politique au niveau national nécessaire pour mener à bien ces réformes.

© afp.com/Handout

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky assistant à une cérémonie marquant la Journée des défenseurs, une fête rendant hommage aux anciens combattants et aux membres tombés au combat des Forces armées ukrainiennes, à Kiev, le 1er octobre 2025
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Boualem Sansal gracié par l'Algérie : nos révélations sur un an de tractations secrètes

[Mise à jour : L'Algérie a accepté, ce mercredi 12 novembre, une demande de l'Allemagne de gracier et transférer Boualem Sansal dans ce pays pour qu'il puisse y être soigné, a indiqué un communiqué de la présidence algérienne.]

L’espoir, cette petite lueur qui ne demande qu’un mot favorable pour rayonner. Depuis quelques jours, parmi les amis fidèles de Boualem Sansal, dans ces discussions d’antichambre où l’origine de l’information se fait plus incertaine à mesure qu’elle se propage, on voulait croire le romancier prochainement relâché. "Est-ce qu’il va être libéré le 16 ?", c’est-à-dire un an pile après son interpellation en Algérie, "je ne sais pas, je l’espère", glisse l’écrivain Kamel Daoud sur Radio Classique, ce mercredi 5 novembre. La veille, un message précieux, de ceux auxquels on se raccroche ; un émissaire élyséen a prévenu le jury Goncourt, sur le point d’arborer un badge "Je suis Boualem Sansal", lors de la remise du prix au restaurant Drouant : des discussions fructueuses ont lieu.

Chacun a lu, comme on déchiffrait jadis la Pravda pour s’enquérir des disgrâces au Kremlin, les mots nouvellement agréables de la presse algérienne aux ordres vers le gouvernement français. Sébastien Lecornu porte "l’apaisement", Laurent Nunez le "pragmatisme", dixit le quotidien L’Express, le 6 novembre. Même le vote, à l’Assemblée nationale, d’une résolution visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968 érode à peine l’enthousiasme des éditorialistes autorisés.

Le message de félicitations, le lendemain, comme tous les ans, d’Emmanuel Macron à son homologue, Abdelmadjid Tebboune, commémoration des débuts de la guerre d’indépendance contre la France, s’analyse comme l'ouverture "d’un nouveau chapitre", prémices "d’un prochain rapprochement" avec Alger. Le président algérien, que des sources diplomatiques disent accro à CNews, branché tous les jours sur les débats souvent virulents contre l’Algérie de L’Heure des pros, l’émission de Pascal Praud, se ferait cette fois magnanime.

Déjà, le ministre de l’Intérieur a été invité à Alger, un voyage qu’il prépare pour fin novembre ou début décembre. Certains ont imaginé qu'il puisse ramener l’écrivain de 81 ans, de plus en plus mal en point. Ultime signe positif de décisions imminentes, le président allemand Frank-Walter Steinmeier a réclamé officiellement, ce 10 novembre, le transfert de l'homme de lettres dans son pays. Une requête relayée par l'agence Algérie Presse Service, soumise au pouvoir. Et ce mercredi 12 novembre, le soulagement définitif, la nouvelle attendue depuis si longtemps, l'annonce officielle de la grâce par la présidence algérienne, puis du transfert en Allemagne.

L’histoire n’a jamais été racontée pleinement, mais depuis ce samedi 16 novembre 2024, quand Boualem Sansal a cessé de répondre aux SMS de ses amis pour devenir l’otage d’Alger, le romancier atteint d’un cancer a été "presque libéré" plusieurs fois.

Dans les coulisses de ces douze derniers mois de tractations secrètes, les Algériens louvoient, proclament des casus belli et semblent souvent jouer avec les nerfs de leurs interlocuteurs ; les Français actionnent tous les canaux, DGSE, DGSI, pays étrangers, mais rien n’y a longtemps fait. Ils s’écharpent surtout sur la posture à adopter. Au bout du casse-tête, l’Elysée et le quai d’Orsay ont opté pour une stratégie inconfortable : ne surtout pas braquer l’Algérie. Une patience finalement payante.

16 novembre, le rapt

Ce vendredi 15 novembre, Boualem Sansal dîne au café Lapérouse, place de la Concorde à Paris, avec Xavier Driencourt, ex-ambassadeur de France en Algérie, devenu une des bêtes noires du régime. Il s’apprête à repartir, le lendemain, pour sa maison de Boumerdès, une station balnéaire à 45 kilomètres d’Alger. Il doit y passer quelques jours, avant probablement d’espacer ses voyages, puisqu’il doit s’installer avec son épouse en France, lui qui vient d’obtenir sa naturalisation.

Pour l’heure, il a pu faire l’aller-retour facilement à au moins trois reprises depuis le 3 octobre 2024, lorsqu’il a livré cet entretien passé inaperçu au média d’extrême droite Frontières. "La France a rattaché tout l’Est du Maroc à l’Algérie", pendant la colonisation, y déclare l’auteur de 2084. Personne ne l’a relevée en France, mais la déclaration est bien parvenue jusqu’aux oreilles susceptibles d’Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, lui-même natif de la wilaya de Naâma, une région frontalière du Maroc, un temps revendiquée par Rabat.

Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou

Boualem Sansal

Ses amis s’inquiètent davantage de la fureur d’Alger contre ses romanciers critiques du pouvoir. Le soir même du 15 novembre, la télévision algérienne diffuse un sujet entièrement dirigé contre Kamel Daoud et son roman Houris, lauréat du prix Goncourt. Ce récit au cœur de la décennie noire algérienne est interdit au salon international du livre d’Alger, depuis le 6 novembre. L’acrimonie du régime semble décuplée par le choix d’Emmanuel Macron, le 27 juillet, de reconnaître la marocanité du Sahara occidental. Abdelmadjid Tebboune a vécu comme une humiliation la visite pompeuse du président français à Rabat, du 28 au 30 octobre.

"Ne t’inquiète pas, ils me prennent pour un vieux fou", plaisante encore Boualem Sansal auprès de l’universitaire Arnaud Benedetti, quelques heures avant son départ. Comme d’habitude, l’écrivain doit envoyer des SMS à ses amis lorsqu’il est bien arrivé. Il ne pourra jamais les transmettre. La rumeur a voulu que l’initiative soit celle d’un douanier zélé, mais c’est bien la DGSI, réplique algérienne du service de renseignement français, qui l’intercepte à l’aéroport d’Alger. L’ambassade de France est laissée sans réponse jusqu’au mardi 19 novembre, quand une source algéroise confirme ce qui était redouté : Boualem Sansal a été embastillé.

La justification parvient via Algérie Presse Service, l’agence d’Etat dévouée à la présidence. Le 22 novembre, un communiqué venimeux conspue "la France macronito-sioniste", et Boualem Sansal, "pantin utile" et "révisionniste" de l’extrême droite française. Abdelmadjid Tebboune tient son otage.

30 janvier, la zizanie

A la manière de Tullius Détritus, le stratège romain envoyé au village gaulois dans un album mythique d’Astérix, l’emprisonnement de Boualem Sansal sème la zizanie dans la société française, en rouvrant des plaies pas suffisamment cicatrisées. Le 25 novembre 2024, le professeur d’histoire-géographie Nedjib Sidi Moussa, invité de C Politique sur France 5, veut "rétablir les faits", au nom "du malaise de beaucoup de gens qui connaissent l’Algérie". Boualem Sansal "alimente un discours d’extrême droite fait d’hostilité à l’égard des immigrés et des musulmans", dit-il, en citant l’entretien à Frontières.

Au gouvernement, Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, hausse le ton, tempête contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) ignorées par Alger, comme dans le cas de l’influenceur Doualemn, refoulé à l’aéroport algérien le 9 janvier. En décembre, il a directement proposé à Emmanuel Macron de faire de Boualem Sansal un ambassadeur à la francophonie, mais le président n’a pas donné suite, soucieux de ne pas provoquer frontalement l’Algérie.

Abdelmadjid Tebboune joue de ces passions. Dans un entretien à L’Opinion, le 30 janvier, il oppose les sages aux extrémistes, livre sa liste noire des officiels infréquentables. "Tout ce qui est Retailleau est douteux", cingle-t-il. Concernant Boualem Sansal, il le dépeint en instrument d’un complot de la droite anti-algérienne : "C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie. Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, juste avant son départ à Alger. Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau". Comprendre : il faut écarter Retailleau et Driencourt pour commencer à négocier.

12 avril, l’espoir déçu

"Boualem, c’était presque fait." En petit comité, ce 2 avril 2025, le Premier ministre François Bayrou se désole. Le président Tebboune avait donné son accord pour une grâce de Boualem Sansal… à condition qu’il ne fasse pas appel de sa condamnation du 27 mars, à cinq ans de prison, pour atteinte à l’unité nationale algérienne. Las, l’écrivain n’a pas eu la consigne de son avocat, qui n’a jamais pu pénétrer sur le territoire algérien, et il a bien demandé à être rejugé.

Cinq mois après son arrestation, son état de santé s’est dégradé. Soigné pour son cancer de la prostate, l’auteur du Village de l’Allemand alterne les séjours à l’hôpital Mustapha-Pacha d’Alger et les retours en cellule, à la prison de Koléa. A Paris, le sort de l’otage et les tensions diplomatiques s’entremêlent. François Bayrou a lancé un ultimatum, le 26 février : si l’Algérie continue son obstruction aux OQTF, les accords de 1968 seront dénoncés sous "six semaines".

La menace semble cette fois produire quelque effet. Anne-Claire Legendre, la conseillère d’Emmanuel Macron chargée de l’Afrique du Nord, se rend trois fois à Alger au premier trimestre, la dernière avec Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique en chef du président. Les échanges menés avec Abdelmadjid Tebboune aboutissent au communiqué conjoint des deux chefs d’Etat, le 31 mars. Il y est question de "reprise sans délai de la coopération sécuritaire", mais aussi du romancier. "Le Président de la République a réitéré sa confiance dans la clairvoyance du président Tebboune et appelé à un geste de clémence et d’humanité à l’égard de M. Boualem Sansal, à raison de l’âge et de l’état de santé de l’écrivain", est-il écrit, dans ce texte où chaque mot est pesé.

Le 6 avril, Jean-Noël Barrot, le ministre des Affaires étrangères, négocie avec Abdelmadjid Tebboune à Alger ; l’appel de Sansal n’empêche pas sa libération pour raisons de santé. Mais le 11 avril, des policiers de la DGSI interpellent un agent du consulat algérien de Créteil. Cette fois, Bruno Retailleau n’y est pour rien : la décision émane d’un juge d’instruction, chargé de l’enquête sur le kidnapping de l’influenceur Amir DZ, une des têtes de Turc de Tebboune, le 29 avril 2024. Selon nos informations, l’agent consulaire est non seulement soupçonné d’avoir participé au rapt, mais aussi de projeter, en ce mois d’avril 2025… une nouvelle action violente contre le blogueur. Furieux, le ministère des Affaires étrangères algérien fustige "l’inconsistance de l’argumentaire vermoulu et farfelu invoqué par les services de sécurité du ministère de l’Intérieur français" qui interviendrait "à des fins de torpillage du processus de relance des relations bilatérales". Le 14 avril, douze fonctionnaires français sont expulsés d’Algérie. Boualem Sansal reste en prison.

29 juin, l’autre otage

Le 29 juin, la France découvre éberluée l’existence d’un deuxième Français otage de l’Algérie. Christophe Gleizes, journaliste sportif pour So Foot, vient d’être condamné à sept ans de prison pour apologie du terrorisme, comme le mentionne Reporters sans frontières dans un communiqué. Même Bruno Retailleau apprend ainsi les faits, connus depuis plus d’un an à l’Elysée et au quai d’Orsay. Pendant treize mois, son entourage s’est efforcé de ne pas solliciter les médias, sur les conseils du ministère des Affaires étrangères, afin de ne pas politiser l’affaire. Sans succès.

Le 15 mai 2024, Christophe Gleizes atterrit en Algérie. Il veut raconter l’histoire de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), club de football légendaire de Tizi Ouzou, à la fibre indépendantiste et contestataire. Quelques jours après son arrivée, le journaliste pense rejoindre un de ses contacts lié à la JSK. Il est en réalité attendu par des policiers. Le 28 mai, au commissariat de Tizi Ouzou, les policiers lui confisquent son matériel et son passeport avant de le relâcher.

Gleizes se rend à l’ambassade de France à Alger, où il dort quelques jours. Les diplomates se montrent optimistes : le dossier est pour le moins léger, le reporter a utilisé un visa touristique au lieu de se présenter comme journaliste, il devrait être expulsé du territoire, ni plus, ni moins.

Sauf que le 9 juin, ses parents apprennent qu’il est placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire algérien. Les autorités ont fouillé son téléphone et son ordinateur. Ils ont trouvé les contacts de deux dirigeants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), une organisation classée terroriste par Alger en 2021. Réfugiés en France, ils faisaient partie des interlocuteurs "que Christophe avait interrogés pour comprendre le contexte dans lequel évolue la JSK, explique Javier Prieto Santos, rédacteur en chef de So Foot. Il n’y avait aucune intention politique derrière".

Dès lors, le quai d’Orsay suggère fermement le silence. Même Reporters sans frontières, à contre-emploi, se range activement à cette stratégie de l’effacement. Jusqu’à quand ? Le procès en appel doit avoir lieu le 3 décembre et d’ici là, les diplomates français conseillent à tous… la plus grande réserve.

16 septembre, le clash

Les soutiens de Boualem Sansal se déchirent. Jordan Bardella en est la cause, ou le prétexte. Le 9 septembre, le groupe Les Patriotes au Parlement européen, présidé par l’élu du Rassemblement national, propose le Franco-Algérien au prix Sakharov, créé pour honorer les défenseurs des libertés. "Boualem Sansal, par la voix de son épouse, a fait savoir qu’il considérait comme irrecevable cette démarche insidieusement partisane", réplique Antoine Gallimard, le 15 septembre. Surtout, l’éditeur ajoute que "s’il advenait que cette "candidature" forcée était retenue, ce prix Sakharov serait refusé par les représentants de l’écrivain en France".

Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?

L’ex-ministre Noëlle Lenoir, présidente du comité de soutien, rétorque, le lendemain, que "nul ne peut aujourd’hui se prévaloir de parler au nom de Boualem Sansal". Certains membres du comité accusent Gallimard de vouloir grimer Sansal en romancier politiquement correct, ce qu’il n’était pas : "Boualem était membre du comité éditorial de Frontières, vous croyez vraiment qu’être proposé par le Rassemblement national allait le déranger ?"

Entre Gallimard et le comité de soutien, les tensions couvaient depuis des mois. La maison d’édition, précautionneuse, a cherché à ne jamais politiser l’affaire, à l’unisson du Quai d’Orsay. L’avocat qu’elle a choisi, François Zimeray, récusé depuis en raison de sa judéité, est un ex-ambassadeur, resté très lié à son ministère. Quant au comité de soutien, fondé par Arnaud Benedetti, il se veut une "avant-garde", un commando volontiers vindicatif contre le régime algérien. Relégué au second plan d’une soirée de soutien à Sansal à l’Institut du monde arabe, le 19 février, Benedetti s’entoure de Noëlle Lenoir et de Xavier Driencourt, marqués plus à droite.

Lorsqu’Arnaud Benedetti négocie avec Anne Hidalgo pour que Boualem Sansal puisse être nommé citoyen d’honneur de la ville de Paris, au printemps 2025, François Zimeray prévient que la démarche pourrait hérisser l’Algérie. Contacté, l'avocat nous a transmis le message suivant : "Il y a le risque du silence et aussi celui de la parole. Je suis parvenu à la conclusion que, pour ce qui me concerne, seule la retenue peut donner sa chance à une issue humanitaire".

Et quand Jean-Christophe Rufin échoue à faire élire Boualem Sansal à l’Académie française, le comité suspecte Gallimard, éditeur de nombreux immortels, de ne pas le soutenir. La maison d'édition s'est en revanche démenée pour obtenir à son auteur le prix Del-Duca, doté de 200 000 euros, ou le Renaudot de poche pour Vivre : le compte à rebours, ce 4 novembre. Comme elle multiplie, depuis un an, les conférences sur l'oeuvre littéraire du Franco-Algérien. "Ce qui nous importe est uniquement l'intérêt de Boualem. Depuis un an, Gallimard encourage toutes les manifestations littéraires en son honneur, en évitant les actions inconséquentes qui pourraient lui nuire", nous déclare Karina Hocine, la secrétaire générale de Gallimard.

A l'Académie française, de toute façon, nul ne peut être élu sans candidature, a fait savoir Amin Maalouf, le secrétaire perpétuel. En 1960, pourtant, Henry de Montherlant avait été dispensé de campagne. Quant à la limite d’âge de 75 ans, invoquée par l’Académie des sciences morales et politiques, elle a été écartée par l’Académie française en 2021, afin d’accueillir Mario Vargas Llosa, 85 ans, prix Nobel de littérature. "Il y en a, en 1940, ils auraient été brillants", plaisante ironiquement Arnaud Benedetti en privé, au sujet de l'embarras général dans le monde des lettres.

21 octobre, Boualem destitué

Il a été l’homme le plus craint d’Algérie, probablement responsable de la mort de milliers d’hommes ; il apparaîtrait presque, aujourd’hui, comme le meilleur espoir de la France à Alger. Le 15 septembre, Abdelmadjid Tebboune nomme un nouveau gouvernement. Au poste de ministre de la Santé, il choisit Mohamed Seddik Aït Messaoudène, cardiologue à l’hôpital Mustapha-Pacha. Il s’agit surtout du gendre du général Mohamed Médiène, dit Toufik, 84 ans, tout-puissant directeur du renseignement algérien de 1990 à 2015. Le 29 mai, déjà, le général Hassan, très proche de Toufik, a été nommé directeur de la DGSI, après cinq ans passés… en prison, comme de nombreux gradés, victimes de purges.

Cette décision montre un affaiblissement du président

Une source diplomatique française

Le retour en grâce des réseaux Toufik ne peut qu’être accueilli positivement en France, où il a laissé l’excellent souvenir d’un allié contre le terrorisme. Le 21 octobre, le président Tebboune a par ailleurs retiré la moitié de ses attributions à son directeur de cabinet Boualem Boualem, réputé francophobe. "Cette décision montre un affaiblissement du président", analyse une source diplomatique française. Comme si, confronté à des revers internationaux à répétition, le dernier à l'ONU, le 31 octobre, avec ce vote en faveur de la souveraineté marocaine au Sahara occidental, Tebboune commençait à lâcher du lest.

1er novembre, l’adversaire commun

Dimanche 5 octobre, jour de remaniement. Emmanuel Macron appelle Bruno Retailleau. La nomination de Bruno Le Maire s’apprête à faire exploser le gouvernement mais le président n’en parle pas à son ministre de l’Intérieur. Il évoque en revanche… l’Algérie. "On va piloter les visas ensemble, en conseil de défense", propose le chef de l’Etat à propos des visas étudiants, en hausse de 13 %, s’est félicité le quai d’Orsay, quelques jours plus tôt.

Un énième va-et-vient diplomatique, comme l’été en a été témoin. L’Elysée a d’abord cru mordicus à la grâce de Boualem Sansal le 5 juillet 2025, jour de l’indépendance algérienne. Le scénario était ficelé, rapportent deux officiels français : l’écrivain français devait être transféré en Allemagne, là où Abdelmadjid Tebboune entretient les meilleures relations depuis qu’il s’y est fait soigner du Covid, en 2020.

Au préalable, l’entourage présidentiel a demandé aux uns et aux autres de se faire discrets. A Bruno Retailleau, mais aussi à Charles Rodwell et Mathieu Lefèvre, deux députés macronistes auteurs d’un rapport explosif sur les avantages algériens liés aux accords de 1968. Reçus en juin à l’Elysée, il leur a été suggéré de reporter la publication de leur document à la rentrée. Mêmes pressions envers Eric Ciotti (Union des droites), lequel devait présenter, le 26 juin à l’Assemblée nationale, une résolution pour dénoncer ces accords de 1968. Mais, le jour venu, le député renonce à son texte, à la surprise générale. "C’est une décision qu’Eric Ciotti a prise après avoir été fortement enjoint par le quai d’Orsay, qui estimait qu’il ne fallait pas jeter de l’huile sur le feu", relate le député Charles Alloncle, membre de son groupe.

Puis, le 6 août, devant l’absence de grâce, Emmanuel Macron durcit sa position. Un peu. Dans une lettre à François Bayrou, il acte la fin de l’exemption de visas pour les dignitaires algériens. Mais il a refusé une partie de l’arsenal que lui proposait son ministre de l’Intérieur : gel des avoirs, signalements à la justice sur des biens mal acquis et expulsions ciblées de proches de certains officiels. Au point d’en ulcérer jusqu’à Nicolas Sarkozy. En septembre, l’ex-président reçoit dans ses bureaux Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la Grande mosquée de Paris, et lui propose d’intercéder en sa faveur afin… qu’il se rende en Algérie, pour négocier directement la libération de Boualem Sansal avec Abdelmadjid Tebboune. "Il a plus intérêt à me faire plaisir qu’à Macron", ajoute-t-il, selon l'un de ses interlocuteurs à qui il a confié ce projet. Sa condamnation ruine ce plan.

On n’obtient rien en braquant les Algériens

Emmanuel Macron à Pascal Bruckner

Depuis la sortie de Bruno Retailleau du gouvernement, de toute façon, la fermeté n’est plus autant mise en avant. "On n’obtient rien en braquant les Algériens", a expliqué en substance Emmanuel Macron à l’écrivain Pascal Bruckner, lors d’un dîner réunissant des personnalités à l’Elysée, le 11 septembre, avant son discours sur la Palestine à la tribune de l'ONU. Mi-octobre, lors d’une réunion sur le rapport Rodwell au palais présidentiel, son conseiller Emmanuel Bonne a moqué "ceux qui paniquent pour mille étudiants supplémentaires". "Ceux qui font croire aux Français que le bras de fer et la méthode brutale sont la seule solution, la seule issue, se trompent. Ça ne marche pas", explicite Laurent Nunez, successeur de Bruno Retailleau, le 1er novembre, auprès du Parisien.

"Le gouvernement tente de nouer une nouvelle alliance avec l’Algérie contre Retailleau", révèle une source diplomatique française. L’exécutif français avance l’idée d’un pacte gagnant-gagnant : en libérant Boualem Sansal sur la base d’un adoucissement français, le régime algérien décrédibiliserait les positions radicales de la droite, tout en se libérant d’un prisonnier encombrant. Ce mercredi 12 novembre, le président Tebboune tope. Le genre d’accord dont on s’égosillera chez Pascal Praud.

© J. Saget / AFP – M. Wissmann / Shutterstock – L’Express

Depuis un an, le romancier Boualem Sansal, atteint d’un cancer, a été "presque libéré" plusieurs fois.
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