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Les croisades de la mouvance Maga : enquête sur les réseaux trumpistes en Europe

"Un jour, elle sera présidente de la République". Parole d’apôtre Maga ("Make America Great Again") sur… Marion Maréchal. Nous sommes à Rome, le 4 février 2020 : la petite-fille de Jean-Marie Le Pen monte sur la scène de la National Conservatism Conference, grand-messe de l’ultradroite internationale, où sont conviés Viktor Orban et Giorgia Meloni. Escarpins et minijupe noirs, accent à couper au couteau, assurance remarquée. Dans le public, un certain Rod Dreher tweete : "Marion Maréchal prononce en ce moment même un discours formidable." Et prophétise : "Un jour, elle sera présidente de la République. Tant mieux pour la République." Le journaliste américain est un intime du futur vice-président J.D. Vance, il sera bientôt l’un des artisans de son ascension éclair. Le genre d’ami précieux pour qui rêve de conquérir le pouvoir. Bonne nouvelle pour ses disciples, Rod Dreher a pris, depuis peu, ses quartiers en Europe. L’essayiste conservateur s’est installé en 2022 à Budapest, séduit par le "modèle Orban". Directeur du projet "Network" au Danube Institute, un think tank financé par l’Etat hongrois, il s’active tous azimuts pour évangéliser le Vieux Continent. De Dubrovnik à Bruxelles, il professe dans les conférences "Mega" (pour "Make Europe Great Again") et au Parlement européen, réseaute, facilite en février 2025 la visite en Slovaquie du milliardaire Peter Thiel (ex-conseiller de Trump et sponsor de J.D. Vance), accompagne Viktor Orban à la Maison-Blanche début novembre et, à ses heures perdues, tresse des lauriers à la patronne du parti d’extrême droite allemand AfD : "Je regrette juste qu’elle soit lesbienne, car je veux un rencard avec la géniale Alice Weidel !" badine-t-il sur X, ce 13 novembre.

Mais ce n’est pas tout. Car X – plus de 580 millions d’utilisateurs actifs – est soupçonné d’avoir manipulé ses algorithmes pour favoriser les contenus publiés par l’AfD en amont du scrutin. Une étude pilotée par quatre universités américaines et européennes a fait sa propre expérience. Les chercheurs ont créé deux faux comptes X, qui ont suivi la même liste de 64 politiciens allemands, soit 7 à 9 membres de chaque parti fédéral - du 3 au 31 janvier 2025. Résultat accablant : "Les publications des membres de l’AfD apparaissaient le plus fréquemment dans le fil d’actualité "Pour vous", représentant 37,9 % des publications, alors même que ces élus n’ont publié que 15,2 % des tweets." Elon Musk n’a pas visé au hasard l’Allemagne, première puissance de l’Union européenne. "Il a tiré les leçons de l’échec de Steve Bannon en 2018, qui a tenté de créer un mouvement nationaliste européen, en vain. A l’époque, il avait notamment été rejeté par l’AfD, rappelle le politologue bulgare Ivan Krastev. Le message de Musk est clair : si vous voulez changer l’Europe, vous devez changer l’Allemagne."

Les associations chrétiennes intégristes américaines financent de plus en plus de projets en Europe.
Les associations chrétiennes intégristes américaines financent de plus en plus de projets en Europe.

Outre-Rhin, les autorités françaises redoutent une tentative similaire à l’approche de la présidentielle de 2027. "Les réseaux Maga font désormais partie des acteurs habituels de la menace, on serait étonné qu’il ne se passe rien, confie une source sécuritaire haut placée. Nous menons une opération permanente pour surveiller les activités de cette nébuleuse sur les réseaux sociaux." La France serait, au même titre que l’Allemagne, un trophée de taille. L’administration américaine y connaît ses sympathisants. A vrai dire, elle a l’embarras du choix : la "pépite" Marion Maréchal, adoubée depuis son premier discours au rendez-vous des conservateurs américains, la CPAC, en 2018, dans le Maryland ? La nouvelle venue, Sarah Knafo, élue Reconquête au Parlement européen ? Ou Jordan Bardella au Rassemblement national ? La première a les faveurs de tous - "l’une des personnes les plus impressionnantes au monde", dixit Steve Bannon – mais une surface politique moindre, sur le papier. Le dernier a perdu des points le 21 février dernier, lorsqu’il a annulé in extremis sa participation à la dernière CPAC après le salut nazi du même Bannon. "S’ils sont malins, ils misent sur plusieurs chevaux en même temps" glisse notre source. Et via plusieurs canaux… Le patron de la Heritage Foundation Kevin Roberts, a rencontré les trois clans fin mai, lors d’une visite à Paris. Au même moment, une délégation du département d’État américain a vu des hauts responsables du Rassemblement national, selon l’agence Reuters. A sa tête, Samuel D. Samson, conseiller principal auprès du Bureau pour la démocratie, les droits de l’homme et le travail. L’homme, jusqu’alors inconnu du grand public, s’est fait remarquer en publiant, le 27 mai, via une newsletter du département d’Etat, un appel à former une "alliance civilisationnelle" entre les Etats-Unis et l’Europe. Le texte, paru dans l’entre-deux tours de la présidentielle polonaise, fait écho au discours de J.D. Vance, prononcé trois mois plus tôt à Munich. Entre les lignes, le fonctionnaire dévoile une nouvelle doctrine américaine n’excluant pas le changement de régime en Europe : "Le secrétaire d’État Rubio a clairement indiqué que le département d’État agirait toujours dans l’intérêt national américain. Le recul démocratique en Europe n’affecte pas seulement les citoyens européens, mais aussi, de plus en plus, la sécurité et les liens économiques des États-Unis", écrit-il, suggérant que l’Europe doit être envisagée comme une affaire domestique.

Des émissaires trumpistes se rendent de plus en plus régulièrement pour tenter d'évangéliser le Vieux Continent.
Des émissaires trumpistes se rendent de plus en plus régulièrement pour tenter d'évangéliser le Vieux Continent.

De fait, Washington a de plus en plus d’alliés de l’autre côté de l’Atlantique. Chez les dirigeants, il y a le prototype, Orban, modèle assumé de Trump ; le polonais Nawrocki, président depuis août 2025 avec le soutien officiel de la Maison-Blanche ; l’italienne Giorgia Meloni, qui a reçu, en septembre 2024, des mains d’Elon Musk, le "Global Citizen Award" du think tank américain Atlantic Council.

Mais c’est sans doute au Parlement européen que le mouvement Maga trouve le plus de "camarades". Les dernières élections ont sérieusement grossi les rangs de l’extrême droite, dispersée dans trois groupes : les Conservateurs et réformistes européens, les Patriotes pour l’Europe et l’Europe des nations souveraines. Au total, ils forment un ensemble de 187 députés sur 720 sièges, soit le quart de l’hémicycle. Sans surprise, ce sont eux que les lobbies Maga ciblent en premier pour peser sur la fabrique de l’Europe… La branche bruxelloise de l’ONG Transparency International n’a pas tardé à s’en apercevoir, en épluchant les rencontres des élus avec des lobbyistes déclarés dans le registre européen. Sur les 47 rendez-vous listés entre octobre 2024 et mai 2025, 38 ont été organisés avec des députés apparentés à l’extrême droite.

"Agenda Europe"

Parmi les organisations recensées dans cette base de données, la Heritage Foundation, auteure du fameux "Project 2025", que Donald Trump applique quasiment à la lettre. Liée aux très influents think tanks hongrois Mathias Corvinus Collegium (MCC) et polonais Ordo Uris, elle a ses entrées à Bruxelles. Tout comme le Heartland Institute, connu pour son climatoscepticisme. Après avoir poussé Trump a quitté les accords de Paris sur le climat en 2017, il conseille aujourd’hui le parti de Nigel Farage au Royaume-Uni. Au cœur de cette constellation de lobbyistes, l’Alliance Defending Freedom (ADF) se distingue par son zèle. Ce lobby juridique chrétien est l’un des plus influents aux États-Unis, dirigé entre 2017 et 2022 par un ami personnel de Trump, Mike Harris, lequel a été directement impliqué dans l’effort pour invalider les résultats de la présidentielle de 2020. L’ADF est active en Europe depuis les années 2010 contre l’avortement et les droits des minorités sexuelles. Entre 2023 et 2024, elle a dépensé plus de 1,1 million d’euros pour ses activités européennes, le double de l’année précédente. Elle est épaulée dans ses combats par une autre organisation juridique : l’ECLJ (European Center for Law and Justice), branche européenne de l’American Center for Law and Justice, dirigée par Jay Sekulow, ancien avocat… de Donald Trump. "Ce groupe travaille systématiquement à changer la perception de ce que sont les droits humains. Il est très actif à Bruxelles et au sein du Conseil de l’Europe, qui abrite la Cour européenne des droits de l’homme", souligne Kenneth Haar, chercheur au Corporate Europe Observatory, spécialisé dans l’influence des lobbies sur les politiques publiques de l’UE.

Cet activisme forcené paie. Le 22 octobre 2020, l’ECJL jubile : le tribunal constitutionnel polonais déclare inconstitutionnel l’avortement en cas de "malformation grave et irréversible" du fœtus ou de "maladie incurable ou potentiellement mortelle". Des avortements "eugéniques", juge depuis toujours l’ECJL, qui a fourni des arguments juridiques en faveur de cette décision. L’aboutissement d’un long combat, mené par une myriade d’autres organisations sœurs. "Le mouvement ‘antigenre’ a commencé à s’organiser en Europe à partir de 2013, quand le Royaume-Uni et la France ont autorisé le mariage pour tous, rappelle Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs. Tout à coup, ce qui passait pour une excentricité nordique est devenu ‘mainstream’ chez deux poids lourds de l’UE du monde occidental."

C’est cette année-là que les colères s’agglomèrent en un mouvement secret regroupant des lobbies ultraconservateurs américains et européens. Son nom ? "Agenda Europe". Sa stratégie est clairement énoncée lors du sommet organisé en 2014, où l’on retrouve, tout naturellement, l’Alliance Defending Freedom. Son patron, Paul Coleman, y anime une session sur "La pénétration des institutions internationales", insiste sur l’importance pour les organisations défendant "la cause" de se faire accréditer dans toutes les institutions pertinentes : Conseil des droits humains des Nations Unies, Conseil de l’Europe et à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Dans son manifeste, intitulé Restaurer l’ordre naturel : un agenda pour l’Europe, le réseau est on ne peut plus clair : il faut "faire entrer les bonnes personnes dans les bonnes institutions" et "dresser une liste des postes clés qui seront prochainement vacants." "Avec l’arrivée de Trump en 2016, on a vu cette infrastructure se consolider. Les liens transatlantiques se sont développés, grâce à des relais importants en Hongrie et en Pologne, où la droite conservatrice était déjà au pouvoir, poursuit Neil Datta. Avec Trump 2, on observe la professionnalisation de ces réseaux." Une nouvelle donne décuple leur force de frappe, aux Etats-Unis comme à l’étranger : le ralliement des géants de la tech au trumpisme.

En Europe aussi, les militants anti-avortement font dorénavant cause commune avec les détracteurs du Digital Service Act sur la lutte contre une pseudo "censure", les premiers pour des motifs idéologiques, les seconds pour protéger leur juteux business. Furieux contre ce DSA, Donald Trump a donné des consignes limpides à ses diplomates pour "abroger et/ou de modifier la DSA ou les lois européennes ou nationales connexes restreignant l’expression en ligne", selon un télégramme du 4 août signé par le secrétaire d’État américain Marco Rubio, révélé par Reuters.

Des reculs au Parlement européen

En réalité, le travail de sape avait commencé bien plus tôt. En témoigne un vote passé inaperçu le 17 juin passé. Ce mardi-là, les eurodéputés sont appelés à donner leur position sur un projet de loi visant à améliorer la capacité des pays de l’UE à lutter efficacement contre les abus sexuels sur les enfants. Proposition approuvée à une large majorité (599 voix sur 720). Mais le diable se cache dans les détails. Car soixante-deux élus ont préféré s’abstenir, dont 48 apparentés à un des trois groupes d’extrême droite du Parlement. "On aurait pu croire que ces formations, qui prétendent jour et nuit défendre la veuve et de l’orphelin, voteraient pour protéger les enfants… Mais non ! Pour eux, la liberté des plateformes numériques passe avant tout", soupire Nathalie Loiseau.

Cette fois-ci, les réfractaires n’ont pas obtenu gain de cause, puisque le Parlement s’est massivement prononcé pour cette réglementation. Dans bien d’autres cas, l’Europe a plié. Sous la pression de l’administration américaine et de ses relais, quantité de projets de lois ont été sabordés ou simplement ajournés. A commencer par le DSA, adopté dans la douleur, beaucoup plus permissif, in fine, que sa version initiale. Son application fait maintenant trembler les chancelleries et n’a, à ce jour, pas donné grand résultat. Sur l’intelligence artificielle, les 27 se voulaient pionniers pour donner un cadre à l’usage de cette technologie émergente. Las ! L’adoption de cet arsenal a été reportée d’au moins un an.

Quant à la directive européenne sur le devoir de vigilance, censée contraindre les grandes entreprises commerçant avec l’UE à prévenir les violations de droits humains et les dommages environnementaux, elle a été votée le 13 novembre dernier… mais vidée de sa substance. Le think tank trumpiste Heartland Institute l’avait qualifiée en mars de "plus grande menace pour la souveraineté américaine depuis la chute de l’Union soviétique." Le voilà rassuré : le Parlement européen a considérablement réduit le périmètre de cette directive : seules les sociétés de plus de 5 000 salariés, avec un chiffre d’affaires supérieur à 1,5 milliard d’euros seront finalement concernées. Victoire ultime pour ces défenseurs de "l’America First", le président français Emmanuel Macron et son homologue allemand se sont prononcés pour la suppression pure et simple de cette directive en vertu d’une "simplification" face, notamment, à la concurrence chinoise.

Là est le combat final, pour la mouvance Maga : convaincre, au-delà des frontières de l’extrême droite. Rompre les derniers maillons du "cordon sanitaire". Mission accomplie au Parlement européen, où la droite traditionnelle du PPE vote aujourd’hui sans complexe avec les trois groupes assis à sa droite. Que dire de cette lettre ouverte, signée par neuf chefs d’Etats et de gouvernements de l’UE – y compris la sociale-démocrate danoise Mette Frederiksen - le 23 mai dernier, appelant à remettre en cause la Convention européenne des droits de l’homme, accusée de freiner leur politique migratoire ? Qu’elle a fait des heureux, de Washington à Moscou, en passant par Budapest. "Il est certain que les Etats-Unis, l’Europe et la Russie atteindront un haut degré de compréhension mutuelle et de coopération", nous assurait en mars dernier le mage du Kremlin, Vladislav Sourkov. "C’est une question de survie de la grande civilisation nordique" concluait l’inventeur du poutinisme. Les ponts sont déjà jetés. Reste quelques places fortes à conquérir. Prochaine étape : Paris 2027.

© Marion Maréchal/Youtube

L’essayiste conservateur américain Rod Dreher lors une conférence intitulée "Rebâtir l'Europe dans les pas de Saint Benoît" avec Marion Maréchal et Laurence Trochu au Parlement européen de Strasbourg le 12 mars 2025
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France-Algérie : des petits arrangements entre espions dans les années 1980 et 1990

Depuis l’été dernier, les relations entre la France et l’Algérie se dégradent de jour en jour. Derniers événements en date : les condamnations du journaliste français Christophe Gleizes et de l’écrivain Boualem Sansal à respectivement sept et cinq ans de prison. Et comme souvent dans ces moments de tensions, on essaye de regarder en arrière pour tenter de mieux comprendre l’actualité. A L’Express, trois journalistes se sont penchés sur la relation ambivalente entre ces deux pays. Mais ils se sont intéressés à une histoire un peu particulière : celle des batailles d’espionnage.

Pour leur enquête, ils ont rassemblé de très nombreux documents dans des dossiers, classés par ordre chronologique. Des photos d’espions infiltrés, des preuves écrites de kidnappings, des archives sur des assassinats cachés… ces dossiers contiennent tous les éléments pour faire le récit des guerres secrètes franco-algériennes.

Les premières archives présentes dans notre dossier du jour ne concernent ni l’Algérie, ni la France, mais l’Iran. Et elles datent de 1978. Cette année-là, le pays est parcouru par des grèves massives et des manifestations quotidiennes de plus en plus violentes. Cette révolution oblige le Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, à l’exil.

L’ayatollah Khomeiny, qui a orchestré ces événements depuis la France, retourne dans son pays, où il est accueilli en héros. L’Iran se transforme alors radicalement pour devenir un régime islamiste. Un tournant majeur pour la région, mais aussi pour le monde.

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Cet épisode a été présenté par Charlotte Baris, écrit et monté par Solène Alifat et réalisé par Jules Krot.

Crédits : INA, LCP

Musique et habillage : Emmanuel Herschon/Studio Torrent

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© ABDELHAK SENNA - ANDRE DURAND / AFP

A local reads a newspaper in the street 13 January 1992, the day after the High Security Council headed by Prime Minister Sid Ahmed Ghozali decided to suspend the second round of voting, scheduled 16 January, in Algeria's first free elections since independence in 1962, in which the fundamentalist FIS was assured of winning an absolute majority. AFP PHOTO SENNA/DURAND (Photo by ANDRE DURAND and ABDELHAK SENNA / AFP)
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