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"Les Afghanes subissent un apartheid de genre" : l'appel à l'aide d’Ahmad Massoud

Il est le fils du Commandant Ahmed Chah Massoud, le héros de la résistance contre l’Armée rouge dans les années 80 et symbole de la lutte contre les talibans en Afghanistan, assassiné le 9 septembre 2001. Depuis la chute de Kaboul en août 2021, Ahmad Massoud a fondé le Front national de la résistance, regroupant militaires et personnalités politiques opposées au régime taliban. De passage en France, il était l’invité exceptionnel des Rencontres de l’Avenir, le 8 novembre dernier à Saint-Raphaël où il a livré sa vision de la lutte contre l’autoritarisme. Entretien.

L'Express : Après votre père, vous poursuivez aujourd’hui le combat pour un Afghanistan démocratique et affrontez le même ennemi que lui, il y a vingt-cinq ans. Votre pays n’a-t-il pas changé depuis ?

Ahmad Massoud : Si l’Afghanistan a beaucoup changé depuis le retour des talibans au pouvoir, la réponse n’est pas unilatérale. La tyrannie est la même mais il y a tout de même des différences. Je crois même que c’est encore plus dur que du temps de mon père. Les talibans reçoivent trop de soutien au niveau international.

Par ailleurs, il n’y avait pas à l’époque de sujet de lassitude vis-à-vis de la question afghane. Peut-être est-ce trop tard pour rattraper le coup. Dans tous les cas, ce qui n’a pas changé depuis un quart de siècle, et ce malgré notre isolement, c’est que la France reste à l’avant-garde de cette lutte pour nous soutenir et pour les droits de l’homme.

Pourquoi la communauté internationale semble-t-elle fermer les yeux sur la situation actuelle en Afghanistan ?

Le problème majeur est l’incompréhension de ce qui se passe à l’intérieur. Il y a plus de vingt ans, mon père est venu en France pour porter un message. Il a parlé du terrorisme qui menaçait la société mondiale. Malheureusement il n’a pas été entendu et il a été assassiné par ces mêmes terroristes. L’intervention alliée qui a suivi ne pouvait pas résoudre tout le problème.

L’Afghanistan est un pays multiculturel et multiethnique, les derniers modèles centralisés de gouvernance ont détourné le pays de son rôle de terre internationale à la croisée des chemins vers celui d’une impasse de la civilisation et de victime des jeux géopolitiques. Dans cette situation d’abandon, le peuple a perdu ses soutiens tandis que les talibans en ont gagné. C’est décourageant mais je garde espoir.

Dans le jeu géopolitique, diriez-vous que le monde occidental aujourd’hui est trop occupé ailleurs pour s’occuper des talibans ? Qu’attendez-vous réellement du monde occidental aujourd’hui ?

Certainement la situation n’est pas la même qu’il y a vingt ans. Les pays occidentaux, la communauté occidentale, ont d’autres priorités, et peut-être que ce n’est pas le bon moment pour nous. Mais nous ne savons pas combien de temps nous allons attendre notre tour. Nous devons continuer d’y croire, même si l’Afghanistan ne peut passer devant les priorités internationales. En revanche, il nous faut trouver une solution pour soutenir la démocratie. Autrement, une autre crise pourra s’installer dans cinq ou dix ans.

Cette moindre attention accordée à l’Afghanistan viendrait-elle du fait que votre pays ne fait plus peur à la communauté internationale ?

Ce n’est pas seulement la question de faire peur. Il s’agit aussi d’une volonté de partager ensemble des valeurs. Les talibans s’efforcent de présenter les choses autrement. Selon eux, 25 000 jeunes djihadistes ont été formés en Afghanistan depuis quatre ans dans le but de tuer. Imaginez la situation dans cinq ou dix ans. C’est pourquoi je considère que la lutte doit être menée maintenant. Nous sommes déjà des victimes de cette situation, c’est pour ça que je suis là pour appeler à une mobilisation commune.

Vous dites refuser une intervention militaire en Afghanistan, mais votre propre groupe de résistance est lui-même armé…

Mon père disait déjà il y a vingt-cinq ans que nous sommes capables de lutter nous-mêmes pour notre liberté. Ce que nous demandons, c’est un soutien politique autour des valeurs internationales, de la démocratie et des droits de l’homme. Nous avons essayé de parler avec les talibans, d’établir un dialogue mais en vain.

Il appartient désormais aux Afghans de se réunir pour construire un avenir commun. Ce que vous pouvez faire, c’est prendre des décisions politiques, et de notre côté, nous nous battrons quoi qu’il arrive.

Comment arrivez-vous à perpétuer l’héritage de votre père ?

Mon père n’a jamais lutté juste pour lutter, il avait toujours une raison mener son combat : la liberté contre la tyrannie. Il s’est battu contre les Soviétiques puis contre les talibans, pour faire triompher la liberté. Il a été le premier personnage politique à signer un texte sur les droits de la femme, et plus généralement il militait pour donner aux gens le droit de décider de leur avenir. Aujourd’hui, avec le Front national de résistance, nous partageons cette même vision. Pas seulement les armes, mais aussi l’idée d’un Afghanistan démocratique et multiculturel.

Ce régime en place à Kaboul transforme votre pays en prison, efface le rôle des femmes que ça soit à l’école, dans les universités ou dans les espaces publics. Selon vous, quelles seraient les trois mesures d’urgence à prendre pour lutter contre cet enfermement ?

D’abord soutenir les femmes en leur donnant accès à l’éducation. Je suis pour la fermeture des écoles pour les femmes telles qu’elles existent aujourd’hui : je ne veux pas qu’elles soient éduquées à l’école des talibans. Depuis vingt ans, l’Afghanistan a créé une structure de réseau Internet partout dans le pays. Nous pourrions lancer des cours, des écoles, des universités en ligne. Ça serait un énorme pas et une aide essentielle pour donner aux femmes des opportunités d’avenir.

Deuxième mesure, il faut que les femmes se rassemblent, qu’elles puissent avoir une vraie voix, pas seulement la mienne. Qu’il y ait une femme à mes côtés pour en parler parce qu’elles sont les victimes, elles ont été négligées et oubliées depuis trop longtemps.

Enfin, je prône des mesures de responsabilité. Les talibans ont supprimé de façon systématique les droits des femmes. Or ils voyagent partout sans être inquiétés. Nous devons lancer un mécanisme de responsabilité pour les talibans et reconnaître que les femmes subissent un apartheid de genre, une ségrégation profonde. Les témoignages sont clairs : il faut que tout le monde reconnaisse juridiquement ce qu’elles subissent. Et les responsables doivent être livrés à la justice.

Pensez-vous que l’on puisse utiliser cette notion d’apartheid de genre sur le plan juridique et diplomatique ?

Bien sûr ! Il existe déjà des sanctions que la Cour pénale internationale peut mettre en place. Mais le nombre de crimes commis par les talibans est incomparable. J’ai la conviction que pour soutenir la démocratie et l’opposition en général, l’apartheid de genre doit être reconnu.

N’oublions pas que les talibans, depuis quatre ans, n’ont aucun projet pour le pays. Ils publient des rapports expliquant qu’ils ont résolu "58 cas de droits des femmes et retenu neuf sorcières". Ce sont des arriérés, c’en est presque risible… Et pourtant, ils semblent en être très fiers. Condamner les responsables est une priorité.

Le 3 juillet dernier, la Russie a officiellement reconnu le gouvernement taliban. Quelle est votre réponse à Moscou ?

Ce pas politique de la Russie était décevant. Ça ne change pas beaucoup de choses, mais nous considérons cela comme une faute. Ce n’est pas la reconnaissance internationale qui rend le gouvernement légitime. Il doit avoir l’accord du peuple et évoluer en fonction de lui.

Du temps de la République [NDLR : la République islamique d’Afghanistan, 2004-2021], notre pays touchait 3 milliards de dollars à travers les dons internationaux. Pour ça, l’Afghanistan avait des comptes à rendre auprès des comités internationaux. Maintenant, les talibans reçoivent presque le même montant mais n’ont aucune obligation. Par conséquent, ils financent des groupes terroristes. Si un pays essaie de reconnaître l’Etat qui se comporte de cette manière, bravo, mais le peuple local, lui, n’y consent pas.

Vous avez expliqué que le poème Quand je mourrai, de Rumi [NDLR : poète et théologien persan, 1207-1273], vous avait beaucoup aidé à surmonter vos épreuves personnelles ainsi que celles de votre pays. Pourquoi ?

Ce poème me rappelle une expérience personnelle profonde. Nous sommes aujourd’hui face à un danger important. Bien sûr que c’est une fierté de représenter mes valeurs et le peuple le plus fabuleux du monde, mais mes années sont comptées, la vie va ainsi. Rumi était un poète philosophe. Son poème dit : quand je meurs, ne me pleure pas, ne sois pas désolé. Pense plutôt à ce que j’ai fait. Quand tu m’enterreras, ne pense pas que je suis parti à jamais. Quelle graine plantée n’a pas poussé ? Ne doute pas de la graine de l’humanité. Quand j’y réfléchis, je ferme les yeux, j’attends et j’anticipe la beauté du futur. Pour moi, c’était l’explication du futur et ça me motive tout le temps. C’est important de savoir comment on vit et comment on meurt.

Est-ce que vous pensez pouvoir revenir dans votre pays ?

Je me le dis chaque jour et je pense que c’est pareil pour chaque Afghan. Nous vivons tous avec l’espoir d’un avenir meilleur. Il n’y a rien de plus important : le pays avant tout, avant ma famille, avant mes enfants, avant ma vie.

Nous avons tous la volonté de construire un pays différent, libre, en prospérité. Que les filles puissent aller à l’école et que les garçons puissent être heureux.

© afp.com/JOEL SAGET

Ahmad Massoud, fils du commandant afghan Ahmad Massoud, à Paris le 22 mars 2021
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