La vie en Bleu
La société vient d’annoncer la disponibilité, en avant-première, d’un nouveau programme en Europe. Conçu a priori pour répondre aux inquiétudes de souveraineté, le programme fait la promesse de données restent au sein des frontières de l’Union et donne des assurances sur le personnel. Problème, Microsoft ne peut pas garantir de protection contre la portée extraterritoriale des lois américaines sur son cloud public.
Microsoft joue la carte de l’entente et du bon élève avec l’Europe. Contrairement à Apple, par exemple, qui fustige largement le DMA et compte lutter jusqu’au bout, Microsoft a dévoilé tout un plan visant à répondre à diverses inquiétudes. « Une drôle de déclaration d’amour », titrions-nous, avec de nombreuses annonces sur la cybersécurité et la souveraineté notamment.
La semaine dernière, l’éditeur est revenu communiquer sur l’Europe, cette fois pour détailler ses renforcements dans la cybersécurité. La société a ainsi mis en place un réseau de collaboration dans lequel elle s’engage à fournir un plus grand nombre d’informations aux pays membres de l’Union, un état des menaces en quasi-temps réel. Elle a également renforcé sa coopération avec Europol, via sa propre Digital Crime Unit. Un investissement dont on imagine que la firme attend beaucoup, avec des retombées positives, au moins en matière d’image.
Mais Microsoft était surtout attendue sur le terrain de la souveraineté. La société vient d’annoncer une série de mesures, sans toutefois aborder certains sujets qui fâchent.
Tir groupé
Les annonces visent à la fois le cloud public et le cloud privé. Pour rappel, le premier est le cloud classique tel qu’on le connait : les données et services des clients sont placés dans des structures mutualisées et réparties potentiellement dans de nombreux centres. Dans le cloud privé, ces informations et développements sont stockés sur des ressources dédiées, auxquelles ne peut accéder que le client (et l’hébergeur). Pour des données et applications exclusivement sur les sites des utilisateurs, on parle de « on-premise », ou « installation sur site ».
La principale annonce de Microsoft est le Sovereign Private Cloud (appellation commerciale de Microsoft, regroupant des engagements et des produits), qui sera finalisé et pleinement disponible avant la fin de l’année, dans toutes les régions de l’Union où Microsoft possède des centres de données. L’ensemble des clients européens pourront en profiter s’ils en font la demande, l’annonce se répercutant sur tous les services liés dont Azure, 365, Security et Power Platform.
« Sovereign Private Cloud garantit que les données des clients restent en Europe, sous la loi européenne, avec des opérations et un accès contrôlés par le personnel européen, et que le chiffrement est sous le contrôle total des clients. Cela est possible pour toutes les charges de travail des clients fonctionnant dans nos régions de centres de données européens et ne nécessitant aucune migration », revendique Microsoft.
Quelles mesures ?
L’entreprise présente une série de mesures concrètes. L’une des plus importantes est mentionnée dans la déclaration précédente : la garantie de pouvoir utiliser ses propres clés de chiffrement. Cela signifie, dans ce cas, que les données ainsi chiffrées ne sont pas lisibles par Microsoft.
C’est une généralisation d’Azure Managed HSM (Hardware Security Module). Microsoft dit travailler avec tous les principaux constructeurs HSM pour s’assurer leur support, dont Futurex, Thales et Ultimaco. En théorie, cela signifie que l’implémentation de stocker ces clés où le client le souhaite. C’est aujourd’hui un élément essentiel de la sécurité et de la confidentialité des données, mais il n’est pas suffisant à lui seul, comme on le verra.
On trouve ensuite Data Guardian, qui doit garantir que seul le personnel de Microsoft résidant en Europe « contrôle l’accès à distance à ces systèmes ». En clair, cela signifie que si des ingénieurs situés hors d’Europe ont besoin d’un accès pour des raisons techniques, le personnel européen surveillera l’opération. Cette dernière sera consignée dans un registre que Microsoft décrit comme « inviolable ».
Microsoft limite donc l’accès au personnel européen, mais sans distinction de leur (éventuellement double) nationalité. Thales a la volonté d’aller plus loin, pour rappel, pour le personnel critique de S3ns : « je pense que la nationalité américaine ne sera pas possible pour rester immunisé », expliquait le RSSI de Thales Ivan Maximoff.
Microsoft met aussi en avant Azure Local et Microsoft 365 Local. Il s’agit de versions spécifiques de ses offres pour les clouds privés. Elles ne contiennent pas l’intégralité des fonctions et services, mais sont présentées comme taillées pour des besoins spécifiques. « Certains scénarios exigent que certaines charges de travail soient exécutées dans un environnement physique sous le contrôle total du client afin de soutenir l’atténuation des risques liés à la continuité de l’activité », indique ainsi l’entreprise.
Ces services sont placés dans les locaux des clients, sur leurs infrastructures matérielles ou celle d’un hébergeur de leur choix. Microsoft fournit en somme la solution logicielle et les mises à jour, mais ne gère pas les services, ce qui va plus loin que la classique définition du cloud privé. Et si ce fonctionnement vous rappelle quelque chose, c’est qu’il correspond à celui de Bleu.
50 nuances de bleu
Microsoft met en avant le partenariat ayant donné naissance à Bleu : « En France, nous avons conclu un accord avec Bleu, une coentreprise entre Orange et Capgemini, pour que Bleu exploite un « cloud de confiance » pour le secteur public français, les fournisseurs d’infrastructures critiques et les fournisseurs de services essentiels, conçu pour répondre aux exigences de SecNumCloud ».
En somme, l’annonce d’aujourd’hui revient à généraliser ce fonctionnement aux clients qui en font la demande. Et qui en ont les moyens, puisque qu’il faut fournir soi-même l’infrastructure.
La référence à SecNumCloud n’est pas non plus anodine. Ce qui permet notamment à Microsoft de déclarer : « Private Sovereign Cloud est conçu pour les gouvernements, les industries critiques et les secteurs réglementés qui doivent respecter les normes les plus strictes en matière de résidence des données, d’autonomie opérationnelle et d’accès déconnecté ».
Cloud très public
Si on suit les déclarations et annonces de Microsoft, l’écart entre cloud public et privé se creuse. On se rappelle en effet que Microsoft a reconnu au Royaume-Uni qu’il était impossible de garantir la souveraineté des données stockées par la police écossaise chez Microsoft.
La portée extraterritoriale de certaines lois américaines, tout particulièrement les Cloud Act et FISAA, l’en empêche. Aux États-Unis, Microsoft est tenue juridiquement de fournir les données demandées dans le cadre des enquêtes criminelles, en théorie après validation d’un mandat par un juge. Y compris quand lesdites données sont sur des serveurs physiquement hors des frontières états-uniennes.
Or, cette déclaration a également été faite la semaine dernière en France. Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France, était entendu par une commission d’enquête sénatoriale sur les coûts et modalités effectifs de la commande publique. Face à une question claire, et sous serment, sur la garantie que les données françaises ne quitteraient pas le territoire « sans l’accord explicite des autorités françaises », le responsable a répondu : « Non, je ne peux pas le garantir, mais aujourd’hui ce n’est pas arrivé ».
Sur la question du « cloud privé » en revanche, la situation est a priori plus simple. Si l’on en croit Vincent Strubel, directeur de l’ANSSI et lui-même auditionné au Sénat début juin, Bleu ne sera justement pas concernée par la portée extraterritoriale des lois américaines. La structure est équipée en solutions logicielles de Microsoft, mais s’occupe d’opérer elle-même ses traitements. L’ANSSI a affirmé que rien ne s’opposait à sa qualification SecNumCloud, pas plus qu’à celle de S3ns. Cette dernière s’est lancée dans la procédure en juillet dernier et attend le dénouement cet été. Bleu est entré dans le processus plus tard, en avril 2025 et s’attend à une qualification au premier semestre 2026.
Vincent Strubel a également rappelé qu’il n’y avait pas d’autre solution pour se protéger du droit à portée extraterritoriale que d’utiliser des produits qui n’y sont pas soumis. « Le chiffrement, la localisation des données et l’anonymisation, ça complique peut-être les choses, mais ça ne rend pas impossible la captation des données », avait ainsi déclaré le directeur de l’ANSSI. L’annonce de Microsoft sur les clés de chiffrement est donc importante, mais ne bloque pas en elle-même l’accès aux données.