Danemark : les recettes de Mette Frederiksen, la Première ministre de gauche qui dit stop à l'immigration
Mieux que La Petite Sirène ou La Reine des neiges, deux contes du Danois H.C. Andersen, voici la saga d’un petit royaume où l’économie se porte bien, où les habitants ont le sourire et où un optimisme général plane dans l’air. Bienvenue au Danemark (6 millions d’âmes) dont l’enquête planétaire World Happiness Report 2025 confirme année après année que ses habitants sont les gens "les plus heureux du monde", juste après les Finlandais. Ce bonheur général, il se mesure à la mine épanouie des enfants qui courent dans les allées de Legoland (parc thématique dédié aux Lego) comme aux éclats de rire sur les terrasses de café du port de Copenhague. Dans les entreprises règne aussi une forme de bien-être : patrons, syndicats et employés y entretiennent un dialogue social constructif fondé sur l’écoute et le respect mutuel. Résultat, là-bas, tout le monde est d’accord pour reporter l’âge de départ à la retraite de 67 à 68 ans d’ici à 2030 et jusqu’à 70 ans à partir de 2040.
C’est à peine croyable, mais même l’ambiance des maisons de retraite est sympa ! Dans ce pays où les seniors sont rois, les équivalents de nos Ehpad sont parmi les plus agréables à vivre au monde. Voici donc un pays en bonne santé qui, en outre, affiche des statistiques insolentes : + 3,5 % de croissance l’année dernière, chômage stable à 6 % et endettement public minimal à 30,5 % (contre 114 % en France). Cerise sur le gâteau, l’excédent budgétaire de l’Etat permet de financer à peu près n’importe quel nouveau projet.
Si tout va si bien, c’est donc qu’il n’y a aucune raison de s’intéresser au Danemark… Ne dit-on pas que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Sauf que depuis peu, ce pays en forme d’index pointé vers le nord de l’Europe se trouve au carrefour de l’actualité mondiale. En janvier, le président Donald Trump a déclaré que l’acquisition du Groenland (un territoire autonome danois) était une nécessité absolue. Parallèlement, la menace russe va en augmentant : Vladimir Poutine mène une guerre hybride incessante contre le Lilliput danois – et contre l’ensemble des pays scandinaves et baltes. Début octobre, plusieurs drones ont été repérés dans le ciel danois, obligeant le gouvernement à fermer six aéroports pendant plusieurs heures durant un sommet de chefs d’Etat de l’Union européenne.
Sur le Vieux Continent, le pays suscite, là encore, un intérêt inédit. Ce n’est pas tellement que Copenhague assume jusqu’au 31 décembre prochain la présidence tournante du Conseil de l’UE. C’est plutôt que le royaume est dirigé depuis six ans par une Première ministre qui détonne. Elue par la gauche, la sociale-démocrate Mette Frederiksen, 48 ans, mène une politique anti-immigration applaudie par la droite. Hyperrestrictive, elle vise particulièrement les demandeurs d’asile venus du "Menapt"', selon l’acronyme qui désigne, en anglais, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, le Pakistan et la Turquie (Middle East, North Africa, Pakistan, Turkey). Autrement dit : des pays majoritairement musulmans.
Et cela, au nom de la préservation du sacro-saint "modèle scandinave" qu’une majorité des Danois juge incompatible avec une immigration de masse. Le raisonnement est le suivant : pour fonctionner, l’Etat-providence doit reposer sur la solidarité collective – un peu comme une mutuelle – où non seulement tout le monde contribue au financement du système mais où, de plus, tout le monde adhère aux mêmes valeurs. Parmi celles-ci : l’égalité homme-femme, le respect des droits des homosexuels et la totale liberté d’expression qui fut, ne l’oublions pas, à l’origine de la crise des caricatures de Mahomet, née au Danemark en 2005 et suivie de menaces de mort contre des dessinateurs, d’attaques contre des ambassades danoises au Moyen-Orient et de deux attentats par fusillade à Copenhague en 2015 (un mois après le massacre de Charlie Hebdo en France).
Nous sommes passés d’une situation où il fallait protéger les minorités à une situation où nous devons protéger la majorité
Mette Frederiksen
Ceci explique pourquoi, depuis deux décennies, les gouvernements de droite comme de gauche renforcent continuellement les critères d’entrée dans le pays, au point de décourager les demandes d’asile. Les statuts de réfugié et les permis de séjour sont délivrés au compte-gouttes (avec des critères encore plus durs pour les représentants religieux). Et le regroupement familial repose sur des règles strictes : les deux membres du couple doivent avoir au moins 24 ans (ceci, afin de lutter contre les mariages arrangés avec des femmes trop jeunes) ; les intéressés doivent fournir un caution d’environ 7 000 euros ; ils doivent prouver l’existence de revenus réguliers depuis des années et disposer d’un logement avec un nombre de mètres carrés minimal par habitant. Quant aux naturalisations, elles reposent sur des tests de langue, sur l’adhésion aux "valeurs danoises" et sur "l’épreuve de la poignée de main", qui vise à éliminer les musulmans conservateurs : le demandeur doit serrer la main d’un officier municipal du sexe opposé. Enfin, le fait d’avoir commis une infraction ou avoir reçu une amende de plus de 400 euros entraîne l’inéligibilité à la naturalisation.
"Je ne crois pas que les gens fuient leur pays pour le plaisir et ceux qui sont persécutés doivent être protégés, expliquait, très cash, la Première ministre, Mette Frederiksen, au magazine Der Spiegel, en mai dernier. Mais je suis convaincue que nous ne pouvons pas accueillir et protéger tout le monde. L’Allemagne a fait une grosse erreur en 2015 [NDLR : en accueillant 1 million de migrants]. Les conséquences sont tellement énormes que nous ne pouvons tout simplement pas continuer comme avant. Nous sommes passés d’une situation où il fallait protéger les minorités à une situation où nous devons protéger la majorité", dit la dirigeante qui a hérité du surnom de Dame de fer. Et de conclure : "Les gens doivent se sentir en sécurité lorsqu’ils prennent un bus de nuit, lorsqu’ils vont au travail au petit matin ou à l’école."
Avec ce genre de discours – auquel peu de Danois trouvent à redire – la présidente du Parti social-démocrate est non seulement parvenue à se hisser au sommet du pouvoir, mais aussi à y rester. Elue une première fois en 2019 avec 26 % des suffrages, elle a été réélue en 2022 avec 27,5 % des voix. Miraculeusement, elle a dans le même temps marginalisé l’extrême droite qui arbitrait la vie politique depuis deux décennies jusqu’à devenir la deuxième force du pays. En 2015, le Parti du peuple danois (Dansk Folkeparti, DFP) atteignait 21 %. Quatre ans plus tard, lors de la victoire de Frederiksen, il dégringolait à 9 % et en 2022, à moins de 3 % !
Avec Malte, la Lituanie et l’Espagne, le Danemark est aujourd’hui un des rares pays de l’UE à être gouvernés par la gauche. Rien d’étonnant dès lors, si la réussite de Frederiksen fait école. En Suède, le Parti social-démocrate (actuellement dans l’opposition) vient de faire son aggiornamento sur les questions d’immigration dans l’espoir de remporter les législatives dans un an. Et au Royaume-Uni, le gouvernement du travailliste de Keir Starmer a, lui aussi, durci sa politique d’immigration en annonçant l’allongement du délai d’obtention d’une résidence permanente et la suppression de l’aide au logement et des allocations sociales pour les demandeurs d’asile qui refusent un travail ou enfreignent la loi.
Mais qui est vraiment Mette Frederiksen, ovni politique sorti tout droit de la série télévisée Borgen ? Pour le savoir, il faut remonter à son adolescence, passée à Aalborg, ce bastion social-démocrate du nord du Jutland où sa famille vote à gauche depuis cinq générations. "Malgré son jeune âge, la quadragénaire a déjà plus de trois décennies d’expérience derrière elle", observe Thomas Larsen, auteur de Mette Frederiksen. Un portrait politique (2019, non traduit) qui la dépeint en animal politique doué et redoutable. A l’âge de 15 ans, Mette rejoint la Jeunesse sociale-démocrate sous les encouragements de son père, typographe, et de sa mère, enseignante. Là, elle se fait remarquer par son caractère et ses engagements.
La fibre écolo, elle refuse par exemple d’utiliser des cosmétiques testés sur des animaux, milite pour la défense des baleines et se passionne pour Nelson Mandela et son parti, l’ANC. A 18 ans, elle part seule au Kenya pendant un an. Titulaire d’un bachelor en sciences sociales, elle obtient ensuite un master en études africaines à l’université de Copenhague. A 24 ans, la voici déjà députée avant de devenir ministre de l’Emploi à 34 ans en 2011 puis de la Justice en 2014. L’année suivante, elle prend la tête du parti La Sociale démocratie. Et devient quatre ans plus tard la plus jeune Première ministre de l’histoire danoise à 41 ans – et la deuxième femme à occuper ce poste, après une autre sociale-démocrate, Helle Thorning-Schmidt (2011-2015).
"D’une ambition dévorante et dotée d’un instinct politique incontestable, elle se définit aussi par une souplesse idéologique qui lui permet d’opérer des virages à 180 degrés sur de nombreux sujets", dépeint le journaliste Bent Winther, coauteur de la biographie politique Mette F. (2019, non-traduit). "D’abord très à gauche, elle a viré au vert, puis elle a participé en tant que ministre à une coalition de centre gauche avant de diriger, depuis 2022, un gouvernement de coalition avec la droite. Tout cela en devenant de plus en plus conservatrice sur l’immigration." Autrefois eurosceptique, cette proche de Volodymyr Zelensky est aujourd’hui une fervente européenne et l’un des soutiens à l’Ukraine les plus déterminés. "Il faut reconnaître qu’à chaque fois qu’elle change d’avis, elle trouve les bons arguments pour convaincre", remarque Bent Winther, à propos de celle qui a soudé le parti derrière elle.

Mette Frederiksen serait-elle, tout simplement, une adepte des retournements de veste ? "Les choses sont plus compliquées que cela", plaide le biographe Thomas Larsen, qui suit sa trajectoire depuis trois décennies. Dans un pays qui compte une quinzaine de partis politiques, les alliances et les compromis font en effet partie du jeu. "Mais surtout, elle s’est montrée visionnaire en repositionnant idéologiquement la social-démocratie qui, à ses yeux, avait été poussée trop à gauche sur les questions d’immigration par ses alliés de la gauche radicale", décrypte Thomas Larsen. Voilà dix ans, lorsqu’elle prend les commandes du parti, elle annonce la rupture avec la gauche de la gauche afin de mieux reconquérir le pouvoir. Victorieuse dans les urnes, elle tient parole : pendant trois ans, les sociaux-démocrates gouvernent seuls. Ce n’est pas tout. Frederiksen reprend aussi à son compte la politique anti-immigration de ses prédécesseurs de droite, en annonçant, pendant la campagne, qu’elle ne reviendrait pas dessus.
"Elle est partie du principe que si les partis traditionnels se déconnectaient des préoccupations des électeurs, ces derniers se déplaceraient naturellement vers les extrêmes, entraînant la polarisation du pays", explique encore Thomas Larsen. Autre choix stratégique : Frederiksen décide de porter son effort sur les provinces et les régions rurales plutôt que sur les "bobos" des grandes villes parce que, selon elle, la social-démocratie danoise plonge ses racines dans l’électorat populaire. La question est : ce Machiavel scandinave est-elle encore de gauche ? "A sa façon de mettre l’accent sur les 'valeurs danoises' et à parler de 'réarmement idéologique' face aux défis de l’intégration, elle est clairement de droite, du moins sur le sujet de l’immigration", répond le Franco-Danois Pierre Collignon, rédacteur en chef du quotidien libéral Berlingske, qui la juge toutefois trop étatiste. Signe de l’évolution de la Première ministre : elle a récemment nommé un nouveau ministre de l’Immigration (social-démocrate) encore plus dur que ses prédécesseurs. Et pour fêter ses dix ans à la tête de SD, en juin, les militants agitaient des petits drapeaux danois au lieu de roses, l’emblème du parti.
Mette Frederiksen affiche aussi sans complexe sa proximité avec la présidente du Conseil des ministres Giorgia Meloni, dont elle partage les vues sur le droit d’asile. Avec sept autres dirigeants d’Europe centrale, les deux cheffes de gouvernement militent pour réformer l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, trop contraignant selon elles, notamment sur la question du regroupement familial. Et peu importe si le Danemark bénéficie depuis 1992 de dérogations (opt-out dans le jargon de Bruxelles) qui lui permettent de s’affranchir des règles européennes en la matière. "Pour Mette Frederiksen, l’important est de rassurer les électeurs en leur faisant savoir qu’elle ne lâche pas le morceau", reprend le journaliste et biographe Bent Winther. Elle n’oublie pas qu’au Danemark, le thème de l’immigration a déterminé le résultat de toutes les élections depuis un quart de siècle.

Ce qu’il faut savoir, aussi, c’est que les compatriotes de l’acteur Mads Mikkelsen (Casino Royale, Hannibal, Drunk, etc.) se voient un peu comme les habitants d’un village d’irréductibles Vikings, obligés de "résister encore et toujours à l’envahisseur", selon la formule des albums d’Astérix. A l’instar de la Hongrie, nostalgique de son empire disparu, le petit Danemark reste marqué par la perte de la Norvège en 1814 (au profit de la Suède) et du Schleswig-Holstein en 1864 (au profit de la Prusse). Et à la différence de la Suède, dont l’identité repose sur son espace et ses richesses naturelles (minerais, bois), celle du Danemark est fait d’un sentiment de fragilité et de l’idée qu’il lui faut préserver ses deux principaux atouts : la cohésion nationale et son modèle social, garant de sa prospérité.
"Autre particularisme, notre conception de l’Etat-providence est fortement imprégnée de l’éthique protestante du travail où la responsabilité individuelle est centrale, précise le politologue Mikkel Vedby Rasmussen, installé au café Europa, sur Støget, l’artère piétonne de Copenhague. "L’idée, c’est que chacun travaille dur et respecte les règles pour financer la sécurité sociale, tout en évitant d’abuser du système." Or les Danois ont sous les yeux l’exemple de la Suède, à vingt minutes de Copenhague par le pont reliant les deux pays. Principal pays d’accueil des réfugiés (avec l’Allemagne) lors de la vague de migrants en 2015, le voisin scandinave est aujourd’hui gangrené par le narcotrafic et déstabilisé par une guerre des gangs.
Dans son propre pays, Mette Frederiksen semble, pour sa part, atteinte par l’usure du pouvoir. Le score de son parti aux européennes, l’année dernière, a été décevant. Et voilà trois semaines, en novembre, les sociaux-démocrates ont pris une gifle aux municipales, notamment à Copenhague, perdue pour la première fois depuis un siècle au profit d’une coalition de gauche. L’omniprésente Première ministre – elle sature l’espace médiatique – commence peut-être à lasser. "Elle est devenue la caricature d’elle-même, grince le commentateur Noa Redington. Elle voit tout en noir et blanc, semble dévorée par sa soif de pouvoir et supporte de plus en plus mal les critiques, affirme celui qui fut le conseiller de l’ex-Première ministre Helle Thorning-Schmidt, elle aussi sociale-démocrate. Pour son dixième anniversaire à la tête du parti, en juin, j’ai lu les messages des comptes X de son entourage : ils étaient si laudatifs qu’on aurait dit la Corée du Nord. Grotesque…"
Une certitude : pour Frederiksen, les élections générales (prévues au plus tard dans dix mois) se joueront à quitte ou double. Concurrencée sur sa gauche, elle devra aussi composer avec l’extrême droite, qui remonte dans les sondages, à environ 8 %. "Mais elle n’a pas dit son dernier mot, prédit son biographe Thomas Larsen, qui ne cache pas sa fascination pour cette bête politique. Elle demeure une débatteuse redoutable, avec une capacité de travail effrayante et une résistance à la pression hors du commun." La preuve ? A l’heure où la Russie poursuit sa guerre hybride contre les pays d’Europe du Nord, elle trouve des accents churchilliens pour y répondre : son pays achètera des armes de précision à longue portée – missiles et drones – capables de frapper des cibles en "territoire ennemi", déclare-t-elle en juin. Et lorsque Washington convoite le Groenland, elle ne perd pas davantage son sang-froid. Inébranlable face à Trump et Poutine, la Dame de fer de Copenhague se laissera-t-elle, finalement, déstabiliser par ses joyeux compatriotes ? Réponse dans les urnes, dans quelques mois.

© Ida Marie Odgaard Ritzau/Scanpix/AFP
























