Joël Rubinfeld : "Nous sommes la dernière génération juive à vivre en Belgique"
Il ne fait plus bon être juif en Belgique. De nombreux juifs pratiquants, y compris le grand rabbin de Bruxelles, Albert Guigui, préfèrent sortir dans la rue la tête couverte d’une casquette plutôt qu’une kippa, de peur d’être insultés ou agressés. Un écrivain a été acquitté après qu’il a fait part dans une chronique de son "envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque juif qu'(il) rencontre". Le tribunal de Gand a estimé le 11 mars que le propos d’Herman Brusselmans n’enfreignait nullement la législation réprimant le racisme et le négationnisme. A Bruxelles, des pavés de mémoire rappelant le souvenir de victimes de la Shoah ont été tagués d’un "Gaza" rageur. Chaque jour depuis les massacres du Hamas du 7 octobre 2023, des manifestants se réunissent dans la capitale pour réclamer la création d’une Palestine "libre du fleuve (Jourdain) à la mer".
En août, les étudiants du master 2 de droit et criminologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB) se sont choisis comme marraine de promotion l’eurodéputée française Rima Hassan (LFI), elle qui a déclaré que l’action du Hamas était "légitime du point de vue international". Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme et ancien président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique, nous expose son analyse lucide de la situation et prédit la quasi-disparition, à terme, de la communauté juive du royaume. Entretien.
L'Express : Que nous dit l’affaire Rima Hassan de la Belgique aujourd’hui ?
Joël Rubinfeld : D’abord, que l’Université libre de Bruxelles, l’ULB, a basculé. Elle qui incarnait les lumières a rejoint les ténèbres. Elle a été fondée en 1834 par des libéraux francs-maçons et libres penseurs, en réaction à l’université catholique. Le slogan non officiel, mais le plus connu, de l’ULB, était "à bas la calotte". Aujourd’hui, ce slogan pourrait être "vive le voile". Il faut comprendre que parmi les étudiants de la promotion 2025 de droit et de criminologie, qui ont choisi Rima Hassan comme marraine, il y a ceux qui, demain, en tant que magistrats, auront à juger les affaires d’antisémitisme en Belgique…
Pourtant, bien que je sois partisan de la tolérance zéro, je ne me suis pas élevé publiquement contre cette décision avalisée par le conseil de l’université. Car je trouve que l’incident permet une clarification nécessaire sur le changement de paradigme que nous vivons depuis le 7 octobre 2023 (NDLR : les massacres du Hamas en Israël). L’ULB traduit très bien le changement que nous vivons, qui concerne les juifs dans leur ensemble. Elle qui fut à la pointe du progressisme est aujourd’hui au cœur du nouvel antisémitisme.
Quel est l’impact de ces incidents sur la communauté juive de Belgique ?
Je pense que nous sommes la dernière génération juive à vivre en Belgique. Les jeunes partent, les vieux restent et ils finiront par mourir. Dans 25 ans, il restera peut-être 2 000 à 3 000 juifs seulement dans le royaume, contre environ 30 000 aujourd’hui… Nous avons vécu une période d’accalmie de 80 ans mais la fenêtre est en train de se refermer. Ce que nous vivons, mon père l’a vécu, et avant lui mon grand-père. Chacun d’eux a dû quitter son pays de naissance. Pourquoi notre génération serait-elle privilégiée ? Je vois cependant une différence. Quand mon père a reçu à 13 ans, en 1942, un rouleau d’étoiles jaunes à coller sur ses vêtements, il n’avait nulle part où aller. Aujourd’hui c’est différent. L’État d’Israël est aussi un refuge pour les juifs.
Dans quelle mesure le système politique belge favorise-t-il, selon vous, la passivité de l’État face à l’antisémitisme ?
Je dois d’abord souligner qu’il existe quand même des politiques belges qui se dressent contre l’antisémitisme. Je pense surtout à Georges-Louis Bouchez, le chef du Mouvement réformateur (NDLR : le parti libéral francophone). Il est aujourd’hui l’ultime rempart, l’ultime bouclier des Belges juifs.
A-t-il un équivalent côté flamand ?
Je pourrais citer Bart De Wever (NDLR : le Premier ministre belge et ancien maire d’Anvers) mais avec des réserves car son parti, la N-VA (NDLR : nationaliste flamand), est malheureusement divisé sur le sujet.
Et les autres politiciens du royaume ?
En Belgique, nous comptons très peu d’hommes d’État qui pensent à la prochaine génération. La plupart de nos politiques pensent à la prochaine élection. En outre, ils ont souvent une vision raciste : pour résumer, ils considèrent leurs compatriotes juifs comme des Israéliens et leurs compatriotes musulmans comme des Palestiniens. Ils savent qu’en Belgique, il y a 30 000 citoyens juifs et probablement autour de 900 000 citoyens musulmans. Dans l’électorat, le rapport est ainsi d’environ 30 musulmans pour un juif. La lutte contre l’antisémitisme rassemble les gens motivés par l’éthique, pas ceux qui se laissent gouverner par l’arithmétique.
Ceux-ci sacrifient les juifs sur l’autel de l’électoralisme. Car être antisémite sans en avoir l’air est devenu un atout électoral dans la capitale de l’Europe. Et à mes yeux, la plus grande trahison politique est celle du Parti socialiste. Ce parti qui fut sincèrement engagé dans la lutte contre l’antisémitisme il y a 40 ou 50 ans est devenu l’une des principales courroies de transmission de l’antisémitisme contemporain. L’accusation est lourde mais je l’assume. Ce parti n’a d’ailleurs pas seulement trahi les juifs mais aussi un des socles fondateurs du socialisme belge, la laïcité.
Il y a aussi des accusations qui visent les écologistes…
Certes, mais venant d’eux cela ne m’étonne pas, ils n’ont jamais varié dans leur communautarisme, ils sont gangrenés par l’islamisme. Quant aux communistes, ils ont toujours été ontologiquement antisémites. Il suffit de se rappeler des écrits de Karl Marx ou de Joseph Proudhon sur les juifs. Mais le Parti socialiste belge, lui, fut naguère un grand parti humaniste… Je prédis que ses dirigeants se souviendront un jour de l’avertissement lancé par le révolutionnaire français Pierre Victurnien Vergniaud avant de mourir sur l’échafaud : que la révolution finit toujours, comme le dieu Saturne dans la mythologie grecque, par dévorer ses propres enfants. Ils vont l’expérimenter à leurs dépens.
Que disent les statistiques officielles qui mesurent l’antisémitisme ?
Nous avons un organisme para-étatique, Unia, qui traite tout ce qui a rapport à l’antisémitisme, au racisme, mais aussi aux discriminations en général, ce qui malheureusement dilue la question de la lutte contre l’antisémitisme. Unia assume parfois son rôle lorsque l’auteur de l’acte antisémite est un mâle blanc, chrétien, de plus de 50 ans.
Mais dès qu’il s’agit du nouvel antisémitisme issu de la communauté musulmane, je ne sais pas si c’est par mauvaise volonté ou par complicité, mais disons qu’ils ne sont pas très efficaces pour appréhender le problème. Ils recensent moins de 100 incidents par an. Pourtant, tous les jours, depuis 2023, des manifestants se rassemblent devant la Bourse de Bruxelles, pour scander "de la rivière à la mer", slogan qui implique la destruction d’Israël. Ça, l’Unia ne l’intègre pas dans ses chiffres. C’est un jeu de dupes. Au niveau gouvernemental, il n’y a pas de volonté de prendre ce problème à bras-le-corps.
La décision du gouvernement, début septembre, de reconnaître sous conditions l’État palestinien, contribue-t-elle à échauffer les esprits ?
Cette décision ressemble au tableau de Magritte montrant une pipe avec l’inscription : "Ceci n’est pas une pipe". Le gouvernement nous dit que ce n’est pas une reconnaissance officielle mais en même temps, que c’en est une. Et à la fin de son communiqué, il écrit : "Et nous nous engageons à renforcer la lutte contre l’antisémitisme" ! Ce n’est pas crédible. Le nouvel antisémitisme a beau se déguiser sous le couvert de l’antisionisme, c’est toujours la même haine, cette même vieille passion triste avec laquelle on n’a toujours pas rompu… Car le sionisme, c’est tout simplement le droit à l’autodétermination du peuple juif sur sa terre ancestrale. Ça se limite à ça. Donc, à partir du moment où on est contre, effectivement, on est antisémite. Et depuis le point de bascule du 7 octobre 2023, j’ai l’impression que les juifs n’ont plus leur place en Belgique, et peut-être aussi en France d’ailleurs. Mais au moins, en France, vous avez certains médias où il est encore possible de s’exprimer. En Belgique, c’est devenu presque impossible !
Pourquoi dites-vous que les médias belges, en particulier l’audiovisuel public francophone (RTBF), minimisent le phénomène ?
Avant le 7 octobre 2023, il n’y avait pas une semaine où je n’étais pas soit interviewé, soit publié dans un des médias belges. C’est fini. C’est comme si j’avais été placé sur une liste noire. Il faut savoir que dans nos médias, il y a trois catégories de journalistes : une petite minorité de vrais antisémites, qui vont déverser toute leur haine des juifs, sur l’État juif. Puis une partie plus significative, formée de militants de gauche ou d’extrême gauche. Et enfin la plus grosse partie, les conformistes, qui n’osent pas dire un mot s’écartant de la doxa officielle, car ils pourraient se faire taper sur les doigts et leur carrière pourrait en pâtir. Et ces gens-là composent la chaîne publique qui informe la population belge sur les affaires nationales et internationales ! C’est inquiétant.
A vous écouter, toutes les grandes institutions du royaume, la justice, l’université, les médias publics, la classe politique, etc. sont unies pour détourner les yeux de l’antisémitisme ?
En fait, il n’y a pas de contre-pouvoir. Aux gens qui m’interrogent pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, je leur conseille de lire 1984, le roman d’Orwell. C’est exactement à ça qu’on a affaire : au ministère de la vérité, à la police de la pensée. C’est effrayant, c’est un totalitarisme soft. Et nous sommes vulnérables, parce que nous les Belges avons une tradition de la docilité, du compromis, de la bonhomie. Et Bruxelles est ciblée par les islamistes parce qu’elle est la Washington de l’Europe. Ce n’est pas pour rien que Mohammed Khatib, le coordinateur européen de Samidoun (NDLR : une organisation pro-palestinienne radicale, interdite en Allemagne), s’est établi en 2015 à Bruxelles. Voilà pourquoi je m’inquiète pour les Belges dans leur ensemble, pas seulement pour les Belges juifs, car ceux-ci ont déjà compris ce qu’il se passe et sont mieux préparés à le gérer.
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