Causes et conséquences
Aux États-Unis, le fournisseur d’accès internet par satellite Starlink pourrait bénéficier largement d’une modification dans l’allocation des fonds visant à favoriser le très haut débit sur le territoire. Tandis qu’en Italie le rapprochement n’est plus si sûr, la question d’un retrait d’Ukraine reste prégnante. Eutelsat se dit pourtant prêt à prendre la relève.
Starlink, en tant qu’entreprise privée dirigée par Elon Musk, lui-même conseiller de Donald Trump et très présent dans le Bureau Ovale, est loin d’être imperméable à la politique, et encore moins à la géopolitique. Les derniers jours ont été particulièrement chargés en actualités sur le fournisseur d’accès par satellite, qui dispose actuellement d’une longueur d’avance sur ses concurrents.
Starlink d’abord écarté en 2021 d’un plan ambitieux
En 2021, le Congrès américain vote le programme Broadband Equity, Access and Deployment (BEAD). À l’époque, comme le rapportait alors le New York Times, la nouvelle était bien accueillie, malgré de nombreuses questions en suspens. La principale était de savoir si les fonds alloués, soit 42,5 milliards de dollars, allaient suffire à atteindre les objectifs ambitieux. Les États-Unis recouvrent une très grande surface, d’autant que le plan prévoyait d’atteindre une couverture en très haut débit pour l’ensemble de la population d’ici 2030.
Le programme américain devait refermer la fracture numérique, comme chez nous le plan FranceTHD. Et comme chez nous, c’est la fibre optique qui a été choisie comme voie royale, pour ses performances et ses perspectives d’évolution. Pourtant, déjà à l’époque, des voix s’étaient élevées et demandaient pourquoi les connexions satellites avaient été écartées.
En 2023, la Federal Communications Commission (FCC) avait ainsi repoussé une demande de Starlink de bénéficier d’une subvention de 885 millions de dollars pour soutenir un plan rural distinct. Décision largement critiquée par Brendan Carr, alors commissaire, aujourd’hui président de l’agence fédérale.
Un changement « bienvenu »
Et les prières d’Elon Musk ont été entendues. Le 5 mars, la Maison-Blanche est revenue sur le programme BEAP créé par le gouvernement de Joe Biden. Si le montant ne change pas, la priorité donnée à la fibre optique disparait. « Le ministère supprime les exigences inutiles du gouvernement Biden. Il réorganise le programme BEAD pour adopter une approche neutre sur le plan technologique et rigoureusement axée sur les résultats, afin que les États puissent fournir un accès à l’internet au coût le plus bas possible », a ainsi déclaré Howard Lutnick, secrétaire au Commerce.
Le gouvernement Trump a souligné que jusqu’à présent, 20 milliards de dollars avaient été distribués aux États, mais qu’aucun citoyen américain supplémentaire n’avait été raccordé. Le changement ouvre ainsi la porte aux autres technologies, dont bien sûr le satellite. Starlink, qui a jusqu’ici été écarté, pourrait donc profiter de cette manne.
Conflits d’intérêt ?
À cause toutefois de sa grande proximité avec le président américain, l’attribution à Elon Musk d’une partie des marchés pose de vastes questions de conflit d’intérêt. Plus qu’un conseiller, Musk est également à la tête du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE), enchainant les licenciements dans de nombreuses administrations, en particulier celles ayant eu maille à partir avec l’une de ses entreprises (SpaceX, Starlink, Tesla et X) et les agences scientifiques.
Ces conflits d’intérêt potentiels sont soulignés depuis plusieurs semaines, notamment fin février quand la FAA a annoncé tester Starlink pour une éventuelle amélioration du contrôle aérien dans le pays. Elon Musk, la semaine précédente, claironnait sur X qu’il pouvait faire mieux que les prestataires actuels, dont Verizon, sans couter un centime au contribuable américain.
La bascule est d’autant plus intrigante qu’Elon Musk a largement pesté contre les structures ayant bénéficié de subventions, évoquant souvent gaspillage de l’argent public, notion censée avoir présidé à la création du DOGE.
En Italie, le rapprochement avec Starlink en question
Chez nos voisins italiens, le rapport avec Starlink se fait plus flou. La société y est implantée depuis 2021 et compte aujourd’hui 55 000 clients environ. Le pays est également en pourparlers avec l’entreprise américaine pour un autre projet : la création d’un réseau sécurisé de communication pour les membres du gouvernement, les diplomates et les militaires. Il serait également question de pousser Starlink dans les zones encore faiblement connectées. Giorgia Meloni, l’actuelle Première ministre italienne, n’a jamais caché son admiration pour Elon Musk et sa proximité politique.
Cependant, comme l’a rapporté Bloomberg le 5 mars, la situation devient plus complexe. Les déclarations successives de la Maison-Blanche au cours des dernières semaines, le positionnement croissant de Donald Trump en ennemi de l’Europe et l’annonce du retrait dans le soutien à l’Ukraine auraient jeté un froid sur les négociations. Elon Musk ne serait pas non plus considéré comme un partenaire fiable par le gouvernement italien. Il y a deux mois, il se disait pourtant « prêt à fournir à l’Italie la connectivité la plus sûre et la plus avancée ».
Mauvais timing
Dans un contexte géopolitique évoluant très vite vers une Europe devant se prendre en charge seule, la question est sur la table et ne peut plus être ignorée : est-ce le moment de confier les communications les plus importantes du pays au milliardaire américain, proche d’un gouvernement agressif envers l’Europe ?
Cette question lancinante est sans doute à l’œuvre depuis quelque temps, ce qui pourrait expliquer par exemple que l’Italie n’a pas encore répondu aux demandes répétées de Starlink sur la bande E. Ces fréquences (de 71 à 76 GHz et de 81 à 86 GHz) sont en effet déjà utilisées par plusieurs pays européens pour leur défense.
Impossible donc d’accéder à la demande de Starlink sans négociations avec le reste de l’Europe. Et si l’on en croit Reuters, l’entreprise demande ces fréquences depuis deux ans. « La bande E ne fait pas encore l’objet de décisions d’harmonisation […]. Cela nous incite à attendre une coordination à l’échelle de l’Union européenne », a ainsi déclaré Massimo Bitonci, ministre délégué à l’Industrie.
Eutelsat pourrait prendre la relève en Ukraine
Depuis que Washington a annoncé le retrait de son aide à l’Ukraine, une question demeure : Starlink va-t-il également plier bagage ? Le fournisseur d’accès assure dans le pays une liaison capitale pour la coordination de l’effort de guerre. La peur d’une coupure au moment crucial est désormais prégnante, comme le rapportait jeudi le Washington Post.
Selon une déclaration d’un porte-parole à Reuters, Eutelsat affirme être en mesure de prendre le relai. L’opérateur européen dispose actuellement de la deuxième plus grande constellation de satellites en orbite basse après Starlink, même si loin derrière (650 contre 7 000 environ).
Si les moyens ne sont pas les mêmes, Eutelsat assure être en capacité de fournir une connexion à l’intégralité de l’Ukraine, sans interruption. À Bloomberg, Eutelsat a indiqué que « tout le monde » lui posait la même question actuellement : « Pouvez-vous remplacer le grand nombre de terminaux en Ukraine ? Et c’est ce que nous étudions ». Car la couverture satellitaire n’est guère utile sans les terminaux capables de s’y connecter. Or, Starlink en a livré des dizaines de milliers à l’Ukraine. Eutelsat, qui a fusionné avec OneWeb en 2023, a affirmé être capable de fournir jusqu’à 40 000 nouveaux terminaux en quelques mois si on lui en donnait les moyens.
Depuis les déclarations d’Eutelsat, on note une explosion de son titre en bourse depuis quelques jours. Même si le titre est actuellement redescendu à 5,8 euros environ, il était à 1,12 euro le 4 mars, au point de provoquer un brusque revirement chez l’agence Goldman. Selon la CEO d’Eutelsat, l’Italie aurait même opéré un rapprochement, ce qu’a nié le gouvernement italien, comme le rapporte Euractiv.
L’opérateur européen commence également à déployer son réseau 5G NTN (NR), permettant d’intégrer dans des satellites dans un réseau de stations de base au sein d’infrastructures 5G.
Sur le fil de l’épée
Les questions autour de l’Italie et surtout de l’Ukraine sont au cœur des discussions sur la souveraineté nationale sur les communications. Des questions d’autant plus présentes que le groupe Thales y est allé de son commentaire cette semaine, lors d’une réunion d’information sur ses résultats financiers.
Selon Reuters, le PDG du groupe, Patrice Caine, a remis en question le modèle économique de Starlink. Il s’interroge notamment sur la nécessité de renouveler fréquemment les satellites, puisque ceux dédiés aux constellations en orbite basse n’ont qu’une durée de vie de quelques années. Autre interrogation : la rentabilité de l’entreprise américaine.
Sans citer directement Starlink, il mettait également en garde contre l’utilisation de services extérieurs pour les liaisons gouvernementales : « Les acteurs gouvernementaux ont besoin de fiabilité, de visibilité et de stabilité. Un acteur qui – comme nous l’avons vu de temps en temps – mélange logique économique et motivation politique n’est pas le genre d’acteur qui rassurerait certains clients ».
La situation de Starlink pourrait rapidement évoluer en fonction du contexte. Elon Musk va devoir réaliser un numéro d’équilibriste, car la santé financière de son entreprise dépend de nombreux facteurs, dont sa réputation. Apparaitre comme levier de pression dans des négociations pourrait être dommageable, entrainant une érosion de la confiance dans la marque.
Le milliardaire a d’ailleurs cherché hier à éteindre l’incendie. Rebondissant sur le tweet de Marco Rubio, secrétaire d’État du gouvernement américain, il a affirmé que Starlink ne menaçait pas de se retirer d’Ukraine. À la question de savoir pourquoi il ne dénonçait pas Vladimir Poutine, Elon Musk a déclaré : « J’ai littéralement défié Poutine en combat physique en un contre un pour l’Ukraine et mon système Starlink est l’épine dorsale de l’armée ukrainienne. Toute leur ligne de front s’effondrerait si je l’éteignais ». Il dit déplorer « les années de massacre », mais reste persuadé que la défaite de l’Ukraine est « inévitable ».