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Un conte noir sur la jeunesse perdue
AprĂšs La TroisiĂšme guerre (2021) - avec Anthony Bajon, Karim Leklou et LeĂŻla Bekhti -, Giovanni Aloi poursuit son exploration dâune jeunesse solitaire et sans repĂšres. Cette fois, il le fait au travers dâun polar teintĂ© dâonirisme et de noirceur. Dans Le Domaine , il met en scĂšne Damien (FĂ©lix Lefebvre ) , un Ă©tudiant fauchĂ© de Saint-Nazaire qui travaille pour un petit truand.
PassĂ© de serveur Ă livreur, chauffeur ou encore barman, Damien va devenir lâhomme Ă tout faire dâun relais de chasse servant de façade Ă des activitĂ©s illĂ©gales : jeux dâargent, prostitution, et des parties de paintball sordides oĂč des jeunes filles en robes blanches servent de cibles vivantes. Parmi elles, CĂ©lia (Lola Le Lann ) , ancienne Ă©tudiante devenue camgirl, qui accepte de se âfaire de lâargent facileâ sans illusion.
Le Domaine ©Capricci
Le Domaine aurait pu tomber dans le clichĂ© du preux chevalier sauvant la jeune fille perdue. Il nâen est rien. Giovanni Aloi prĂ©fĂšre la cruautĂ© au romantisme . Damien nâest ni hĂ©ros ni voyou : juste un garçon figĂ©, pris dans une spirale quâil ne contrĂŽle pas. Et CĂ©lia, loin dâĂȘtre une victime passive, choisit cette vie sans se justifier, affirmant une forme dâindĂ©pendance lucide. Deux personnages tragiques qui rĂȘvent de libertĂ© mais piĂ©gĂ©s dans cet univers sombre mis en scĂšne avec une vraie force esthĂ©tique par Giovanni Aloi.
Plongée dans Le Domaine avec Félix Lefebvre et Lola Le Lann
Avant toute chose, je dois dire que je vous trouve trÚs beaux dans le film. Tous les deux. On sent que la caméra de Giovanni Aloi cherche à vous mettre en valeur et à créer une esthétique particuliÚre autour de vous.
-Lola Le Lann : Câest vrai que Giovanni nous a trĂšs bien filmĂ©s. Pour mon personnage, jâai trouvĂ© quâil en faisait une figure un peu mythologique. Câest quelque chose que jâai remarquĂ© aprĂšs coup en regardant le film. Sur le tournage, je voyais qu'il prenait beaucoup de temps pour faire ses plans mais je n'avais pas conscience dâĂ quel point on pouvait ĂȘtre pris en compte esthĂ©tiquement.
-FĂ©lix Lefebvre : MĂȘme dans la recherche des costumes, Giovanni voulait crĂ©er des personnages un peu iconiques. Dâailleurs pour la prĂ©paration il mâa demandĂ© de regarder Le SamouraĂŻ (1967) avec Alain Delon. Donc on est vraiment dans une recherche esthĂ©tique qui change de ce quâon peut voir dans certains films français. Des films que j'aime par ailleurs, mais qui montrent des personnages avec les yeux rouges, le nez qui coule, ce genre de choses⊠Cette approche de Giovanni va avec ce que raconte le film. Il est question des mĂ©moires d'un jeune homme. Et avec le principe du souvenir cela fait quâon est dans une idĂ©alisation du passĂ©.
Tu parlais dâidĂ©alisation, et câest vrai car le film montre les souvenirs de Damien. Mais il y a aussi une idĂ©alisation du cinĂ©ma par Giovanni Aloi, Ă travers ses rĂ©fĂ©rences. Tu citais Le SamouraĂŻ de Jean-Pierre Melville, mais on pense aussi Ă Pierrot le Fou (1965) de GodardâŠ
-Lola Le Lann : Oui, quand ton personnage se fait tirer dessus au paintball et se retrouve avec lâĆil bleuâŠ
-FĂ©lix Lefebvre : Ah câest vrai⊠Mais pour revenir sur la question de la beautĂ©, je ne m'en suis pas spĂ©cialement rendu compte pendant le tournage. Ce n'est pas le genre de choses auxquelles je pense en gĂ©nĂ©ral. C'Ă©tait la belle surprise en voyant le film. Par contre, il faut donner aussi du crĂ©dit Ă Martin Rit, le directeur de la photographie, qui a permis dâavoir cette image et cet Ă©clairage.
Dans Le Domaine , tu passes dâun garçon innocent Ă quelquâun de beaucoup plus sombre. On ne te reconnaĂźt mĂȘme pas tout de suite au dĂ©but. Est-ce que tu avais envie, consciemment, de montrer une autre facette de toi ?
-FĂ©lix Lefebvre : François Ozon m'a dit une phrase qui m'a marquĂ©e : « Quand on est acteur, il faut avoir conscience de ce qu'on dĂ©gage naturellement et de ce qu'on est, sinon on peut nager Ă contre-courant et essayer de faire semblant, et ça se sent ». J'avais conscience qu'au vu des films que j'avais fait, je pouvais dĂ©gager quelque chose d'assez pur. Ce qui m'a plu dans ce personnage de Damien câest quâil y avait des axes que je n'avais pas pu explorer encore, et que jâallais surtout devoir travailler cette deuxiĂšme partie. Trouver comment dĂ©gager autre chose, tirer quelque chose de plus sombre par rapport Ă la premiĂšre partie du film.
Le Domaine ©Capricci
Cela donne un personnage qui combine deux Ă©tats psychologiques. Par exemple aprĂšs avoir bien agi, il dit cette phrase : « Ăa ne sert Ă rien dâĂȘtre gentil ». Tu le vois comme quelquâun de fracturĂ© ?
-FĂ©lix Lefebvre : Câest un personnage rempli de rĂȘves, ou en tout cas d'envies de rĂȘver, qui ensuite fait face Ă la dĂ©ception. Cette phrase, c'est quelque chose qui peut rĂ©sonner avec moi, avec mes envies en tant qu'acteur, de ce que j'ai envie de faire aujourd'hui⊠Quand on est jeune on ne veut pas ĂȘtre mis dans une case, et moi, forcĂ©ment on m'a rarement attribuĂ© un rĂŽle de fripouille. Mais pour revenir sur Damien, je pense quâil a ce cĂŽtĂ© jeune qui rĂȘve dâĂȘtre un personnage sorti dâun film de Scorsese, parce que câest hyper sexy. Du moins quand on est jeune. On veut ĂȘtre par exemple Al Pacino dans Scarface (1983), ou dâautres du mĂȘme genre.
CĂ©lia est vue Ă travers les yeux de Damien. On la dĂ©couvre par fragments, comme une image quâil reconstruit. Lola, comment as-tu travaillĂ© ce dĂ©calage, ce regard extĂ©rieur sur elle ?
-Lola Le Lann : Quand on a commencĂ© Ă filmer des scĂšnes oĂč je devais regarder directement la camĂ©ra, comme si la camĂ©ra Ă©tait le regard de Damien, je me suis penchĂ©e sur cette question. Ăa mâa permis de donner Ă CĂ©lia encore plus de distance. Câest une fille qui ne veut jamais se confier, ne veut pas quâon sache oĂč elle habite, ne demande rien Ă personne, reste en retrait et isolĂ©e⊠D'une certaine maniĂšre, elle est un peu anesthĂ©siĂ©e et dans une certaine dĂ©sillusion. Je la vois trĂšs mĂ©lancolique, mais sans aucune violence. Ăa m'intĂ©ressait cette figure stoĂŻque.
C'est vraiment scandaleux dâentendre ça !
Lola, on tâa souvent vue dans des rĂŽles plus doux ou vulnĂ©rables. CĂ©lia, elle, est beaucoup plus opaque, stoĂŻque. Comment lâas-tu abordĂ©e ?
-Lola Le Lann : Au dĂ©but je dĂ©gageais quelque chose de trĂšs candide. Je pense Ă Bluebird (2019) oĂč je joue une fille complĂštement perdue et victime. RĂ©cemment pour une sĂ©rie jâai eu un rĂŽle totalement Ă lâopposĂ©, de femme manipulatrice. Mais pour Le Domaine , je dirais que CĂ©lia est une victime, comme lâest tout le monde dans cette histoire. Cependant, elle garde un certain stoĂŻcisme par rapport aux Ă©vĂ©nements. Jâai pensĂ© Ă des femmes comme ma grand-mĂšre qui ont vĂ©cu des choses difficiles mais qui ont toujours portĂ© une dignitĂ© et ne se sont jamais vraiment confiĂ©es.
Il y a plusieurs scĂšnes oĂč vous vous exprimez uniquement par le corps : le karaokĂ©, le piano, la danse nocturne⊠Ce sont des moments forts, presque suspendus. Comment les avez-vous vĂ©cus ?
-FĂ©lix Lefebvre : Alors attendez, parce que la scĂšne oĂč je chante, il faut savoir une chose. Pour ma dĂ©fense, ils ont mis une tonalitĂ© au piano sur laquelle jâai chantĂ©. Mais je crois quâaprĂšs ils ont changĂ© de tonalitĂ© dans la bande-son, ce qui fait que je ne chante pas une note juste. Le pire, câest que mon pĂšre est musicien et j'ai fait de la musique depuis que je suis enfant, donc lĂ c'est vraiment scandaleux dâentendre ça ! (rire)
Jâen ai parlĂ© avec Giovanni en disant quâil y a forcĂ©ment des prises oĂč je suis juste. Jâai proposĂ© quâon refasse ça en post-synchro. Mais pour lui, câest justement ce qui est bien. Ăa va avec le personnage, qui Ă ce moment est un peu ivre. Et puis, c'est aussi un moment oĂč Damien nâest pas totalement lui-mĂȘme, donc forcĂ©ment sa façon de sâexprimer sonne faux. En tout cas, voilĂ mon excuse pour les oreilles des spectateurs. (rires)
-Lola Le Lann : Pour ce qui est du piano, câest une scĂšne quâon a ajoutĂ©e pendant le tournage. Lâendroit oĂč on a tournĂ©, il y avait un super piano Ă cuve en plein milieu du salon. Giovanni savait que j'avais fait le conservatoire en piano du dĂ©but Ă la fin donc il a commencĂ© Ă imaginer des nouveaux tableaux esthĂ©tiques autour de ça. On a cherchĂ© ensemble quoi jouer. Il m'a montrĂ© un concerto pour violoncelle, sublime, mais qui aurait Ă©tĂ© trĂšs diffĂ©rent en lâadaptant au piano. Finalement je lui ai proposĂ© le mouvement Adagio d'un concerto de Jean-SĂ©bastien Bach, en RĂ© mineur. Il a Ă©tĂ© validĂ© une semaine avant de tourner. Donc jâai dĂ» trouver un piano Ă Saint-Nazaire pour travailler la partition pendant le week-end.
-FĂ©lix Lefebvre : Pour la danse, c'Ă©tait particulier aussi parce quâon devait danser sans chorĂ©graphie et sans musique. C'Ă©tait une sorte d'expĂ©rience de performance d'art contemporain qui Ă©tait assez intĂ©ressante, avec un dĂ©cor fou, une lumiĂšre violette, Ă 4h du matin⊠J'aime bien danser en gĂ©nĂ©ral parce qu'il y a quelque chose de purement physique, on sort de toute psychologie, il n'y a que le corps et on ressent beaucoup plus de chose. Il fallait ĂȘtre naturel et instinctif, câĂ©tait vraiment bien Ă faire.
Giovanni dit quâil connaĂźt beaucoup de gens dans la vingtaine qui sont un peu perdus, dĂ©sabusĂ©s, sans repĂšres â et quâil a voulu reprĂ©senter ça Ă travers vos personnages. Est-ce que câest quelque chose qui vous parle, dans vos vies ou autour de vous ?
-FĂ©lix Lefebvre : Ăa mâa frappĂ© moi aussi depuis quelques annĂ©es de voir des proches comme ça. Leurs Ă©tudes se terminent, et ils ont des grosses remises en question au moment dâentrer dans la vie professionnelle. Du coup ils enchaĂźnent les stages, ils veulent retarder le moment oĂč il faudra se dire : « VoilĂ , câest ça ma vie ». C'est ça qui fait peur je pense, de se dire quâĂ partir du moment oĂč on prend une dĂ©cision, on a l'impression de dĂ©finir ce quâon va ĂȘtre. C'est lĂ oĂč Le Domaine peut rĂ©sonner avec un grand nombre de personnes. Des jeunes perdus comme des gens qui ont eu cette sensation avant. Damien est tragique parce quâil a l'impression de ne pas vivre Ă la hauteur de ce qu'on nous vend quand on grandit. On a des rĂȘves qui sont dĂ©mesurĂ©s et aprĂšs il y a le raccrochement Ă la rĂ©alitĂ©, et on se dit que finalement le temps des rĂȘves est passĂ©, maintenant câest le temps de la rĂ©alitĂ©, et ça fait peur.