Aide à l'Ukraine: le ministre de la Défense de Suède s'inquiète d'une baisse des contributions en Europe et plaide pour des "prêts de réparation" pour soutenir Kiev
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© Cyril Bitton/Divergence pour « Le Monde »
"Taxons les riches !" Le slogan démagogique rebondit à travers l’Europe. La gauche française en rêve, la gauche britannique le fait : le budget que vient de présenter à Londres la chancelière de l’Échiquier, Rachel Reeves, prévoit plus d’impôts sur les entreprises et les propriétaires, plus de dépenses sociales, plus de dettes. En deux ans, le gouvernement travailliste le plus à gauche depuis un demi-siècle aura alourdi la pression fiscale de l’équivalent de 75 milliards d’euros et accru les dépenses de 90 milliards d’euros. Le déficit budgétaire dépasse les 5 % du produit intérieur brut et la dette publique, selon le Fonds monétaire international, atteint 103 % du PIB.
Il y a près d’une décennie, les partisans du Brexit avaient vendu aux électeurs la sortie de l’Union européenne comme un moyen de "reprendre le contrôle" sur les frontières du pays et de renouer avec l’essor économique dans une Angleterre libérale qui deviendrait une "Singapour-sur-Tamise". L’inverse s’est passé ! L’immigration a atteint un record historique en 2023 ; le poids de l’Etat ne cesse d’enfler ; l’économie est mise sous tutelle.
L’appel à taxer les riches, en revanche, a échoué en Suisse. Dimanche 30 novembre, la population a repoussé lors d’une votation (référendum), par 78 % des suffrages exprimés, le projet proposé par le parti socialiste d’imposer à 50 % l’héritage des plus fortunés. L’objectif affiché était de financer la lutte contre le réchauffement climatique. Mais la mesure aurait surtout réduit l’attractivité de la Confédération, au moment où la compétition mondiale pour attirer les plus nantis bat son plein : Dubaï, Hongkong ou Singapour, par exemple, leur déroulent le tapis rouge. L’Italie elle aussi a fait venir nombre d’entre eux à Milan en leur proposant des incitations fiscales avantageuses – que le gouvernement de Giorgia Meloni a cependant décidé de réduire l’an prochain.
Comme les Britanniques, les Suisses n’appartiennent pas à l’Union européenne mais leur pays, contrairement au Royaume-Uni, est plutôt bien géré. Leur dette publique nationale ne représente que 37 % du PIB. Et surtout, de votation en votation, les citoyens helvétiques font preuve d’une maturité exemplaire. Eux savent bien que la croissance ne se décrète pas mais qu’elle s’encourage en favorisant la hausse de la productivité, l’innovation ou encore la flexibilité. Ils préfèrent augmenter le gâteau avant de débattre de son partage. Le pays évolue dans un cercle vertueux.
A l’opposé, le gouvernement de Londres a fait fuir des milliers de grandes fortunes en abolissant au printemps dernier le statut fiscal privilégié dont jouissaient ceux qui résidaient au Royaume-Uni mais déclaraient un domicile principal à l’étranger. Son nouveau budget va derechef peser sur la croissance, aggraver le marasme et faire le lit des populistes. Les sondages documentent déjà depuis quelques mois l’attirance des électeurs pour les extrêmes et leurs recettes miracles. Ils placent les nationaux populistes loin devant les Conservateurs à droite et les Verts et leur ligne radicale au coude à coude avec les Travaillistes à gauche. Le cercle vicieux est enclenché.
Lors de la grande crise du début des années 2010, les pays les plus affectés étaient périphériques : la Grèce, l’Irlande, le Portugal… Aujourd’hui, les plus vulnérables sont les trois principales puissances européennes, celles qui prétendent orchestrer la résistance de l’Europe face à l’impérialisme de Vladimir Poutine. La France et le Royaume-Uni peinent le plus mais l’Allemagne, bien qu’elle soit plus solide qu’eux, est atteinte en réalité des mêmes maux. L’incapacité à mener des réformes structurelles depuis maintenant plus de vingt ans et les blocages politiques assombrissent l’horizon à Berlin. Comme leurs homologues de Paris ou de Londres, les politiciens allemands préfèrent augmenter les impôts ou accentuer l’endettement plutôt que de tailler dans les dépenses et de toucher à l’Etat providence. La victime est la croissance économique.
Dans ces mêmes trois pays, ce n’est sans doute pas une coïncidence, l’extrême droite piaffe aux portes du pouvoir. Au Royaume-Uni, si des élections avaient lieu aujourd’hui, Nigel Farage et son parti Reform UK les emporteraient sans doute. En France, le Rassemblement national est en tête dans les sondages. A Berlin, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) fait jeu égal, dans certaines enquêtes d’opinion, avec la CDU/CSU du chancelier Merz. Comme quoi le péril politique rime avec la légèreté économique.

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Toujours vêtu d’un treillis sombre, Roustem Oumerov se trouve au cœur de la machine diplomatique ukrainienne. Depuis l’été 2025, l’ancien ministre de la Défense ukrainien, un homme bedonnant aux cheveux rasés âgé de 43 ans, occupe un poste stratégique : secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense (NSDC), véritable état-major politique de Volodymyr Zelensky. Ces derniers jours, il a remplacé Andriy Yermak à la tête de la délégation ukrainienne lors des discussions exploratoires menées avec Washington, dans l’espoir d’esquisser les contours d’une paix avec Moscou alors que Kiev cherche à consolider ses positions militaires tout en maintenant le soutien de ses alliés. Ce "réformateur pragmatique" comme l’écrit La Libre est devenu l’un des hommes les plus écoutés de Kiev.
Musulman pratiquant, issu de la minorité tatare de Crimée, Roustem Oumerov incarne une trajectoire singulière dans une élite politique dominée par les figures issues de l’Ouest du pays. Sa famille, déportée en Ouzbékistan sous Staline, regagne l’Ukraine à la fin des années 80. Il suit ensuite des études d’économie à Kiev et entame une carrière dans les télécommunications. Il débute en 2004 chez l’opérateur mobile Lifecell, puis cofonde en 2013 un fonds d’investissement, Astem. A ce moment-là, il mêle carrière entrepreneuriale et activisme au sein des instances représentatives des Tatars de Crimée, et devient conseiller du leader historique de la communauté, Mustafa Djemilev.
Puis, son entrée à la Rada (le parlement ukrainien) en 2019, sous l’étiquette du parti réformiste Holos (Voix), lui donne une visibilité nationale. Celui qui parle ukrainien, russe, anglais et turc devient l’un des interlocuteurs privilégiés des chancelleries occidentales. Pendant les premières semaines de l’invasion russe, en 2022, Roustem Oumerov a fait partie de la délégation ukrainienne négociant directement avec Moscou, puis a participé aux pourparlers visant, sous l’égide d’Ankara et de l'ONU, à débloquer les exportations céréalières de Kiev via la mer Noire.
Cette même année, Volodymyr Zelensky lui confie le Fonds de la propriété d’Etat, au cœur du programme de privatisations. Roustem Oumerov y supervise une vague de ventes d’actifs publics saluée pour sa transparence. De quoi justifier sa nomination, un an plus tard, comme ministre de la Défense. A l’époque, ce Tatar de Crimée devient le premier membre de sa communauté à occuper un poste régalien d’une telle ampleur. Roustem Oumerov promet alors une réorganisation profonde du système d’achats militaires et défend la création d’une agence indépendante alignée sur les standards de l’Otan.
A mesure que ses responsabilités s’accroissent, son rôle diplomatique se renforce. En 2025, il multiplie les déplacements discrets entre Ankara, Washington et Riyad. A l’issue des pourparlers en Arabie saoudite, en mars, un membre de la délégation ukrainienne, Pavlo Palisa, s’était déclaré "très impressionné" par les talents de négociateur de l’ex-ministre. "Son anglais parfait et son charme oriental font des merveilles", a déclaré cet ancien commandant de l’armée très respecté et actuellement chef adjoint de l’administration présidentielle ukrainienne.
Cette montée en puissance explique aussi l’attention suscitée par son nom lorsqu’il est entendu fin novembre dans l’enquête anticorruption visant l’opérateur public du nucléaire Energoatom. Roustem Oumerov a été entendu en tant que témoin, sans qu’aucune accusation ne soit formulée à son encontre. Un épisode qui alimente toutefois le doute au sein de la société ukrainienne et pourrait éroder le crédit d’un responsable jusque-là perçu comme l’un des symboles de la réforme. Il intervient aussi à un moment sensible pour Kiev, qui s’efforce de prouver à ses alliés que la transformation de l’État reste possible, tout en continuant la guerre face à la Russie.

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Ce dimanche 30 novembre, en Floride, il n’était pas sur la photo. Rattrapé par les soupçons de corruption qui pèsent sur lui, Andriy Yermak ne mènera plus les négociations, côté ukrainien, pour mettre fin à la guerre contre la Russie. Mais si elle a provoqué un séisme à Kiev comme dans les chancelleries européennes, la démission du puissant directeur de cabinet de Volodymyr Zelensky n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, explique Oleksandr Merejko, député de la majorité : "Cette décision renforcera la confiance des citoyens et de nos partenaires occidentaux", confie-t-il à L’Express.
Nombre des partenaires occidentaux n’appréciaient en effet guère Yermak, accusé d’avoir marginalisé le ministère des Affaires étrangères et écarté son ancien chef, respecté et populaire, Dmytro Kouleba. Arrivé au pouvoir en 2020, sans expérience politique, Andriy Yermak négligeait souvent les règles protocolaires et privilégiait les relations personnelles. Il s’était notamment rapproché du conseiller américain à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, une proximité mal perçue par la future administration Trump, qui le jugeait trop partisan.
Si l’opposition se réjouit de ce départ, certains élus craignent toutefois que Yermak ne continue à tirer les ficelles dans l’ombre. "Son départ ne suffira pas à briser la verticale de corruption. Sans changement de système, il n’y aura pas de transformation en profondeur, seulement un renouvellement de visages", assène le député d'opposition Volodymyr Ariev, du parti de l'ancien président Petro Porochenko, qui plaide pour une refonte totale du pouvoir : "Il faut poursuivre les purges au sein du bureau du président et relancer le gouvernement sur la base d’une coalition, afin qu’il soit composé de professionnels plutôt que de fidèles à la présidence."

Plusieurs formations d’opposition réclament un cabinet d’union nationale, mais leur faible poids parlementaire les empêche d’imposer un tel exécutif. Mais déjà, cette séquence politique a laissé des traces à la Rada. Suite aux révélations sur le scandale Midas, une poignée de parlementaires du parti au pouvoir (majoritaire) Serviteur du peuple a en effet menacé de démissionner, signe d’un malaise grandissant.
Dans le même temps, certains, au sein du camp présidentiel, y voient une opportunité de rééquilibrer les pouvoirs. "À la lumière des derniers événements, les députés, y compris au sein de la majorité, ont pris conscience de leur influence, se félicite le député Oleksandr Merejko. Ces développements renforceront le rôle du Parlement et donneront aux élus un poids accru dans la prise de décision."
Dans un contexte de pénurie de profils expérimentés, reste, maintenant, à remplacer Yermak. Son emprise s’étendait de la diplomatie à la sécurité et la coordination quotidienne de l’appareil d’État, ce qui rend la transition périlleuse. Plusieurs noms circulent, comme celui de la Première ministre Ioulia Svyrydenko ou du ministre de la Défense, Denys Chmyhal, ce qui impliquerait une recomposition du gouvernement ou la nomination d’une nouvelle figure à ces postes clés - deux entreprises politiquement risquées. D’autres rumeurs évoquaient Oksana Markarova, ancienne ambassadrice d’Ukraine aux États‑Unis, saluée pour sa compétence, mais elle a refusé le poste. Dimanche, Zelensky l’a finalement nommée conseillère chargée de la Reconstruction et de l’Investissement. "Selon certaines sources, le président souhaiterait confier le poste à un militaire", rapporte le politologue Volodymyr Fessenko, qui cite notamment Pavlo Palisa, adjoint du chef de l’administration présidentielle chargé de la politique de défense depuis 2024, un ancien officier discret mais très respecté.
Quel que soit le profil choisi, le remplacement de Yermak devrait changer le cœur du système, et notamment la façon de gouverner de Zelensky, estime Oleksandr Merejko : "Son successeur sera certainement une figure plus technique que politique. À la fin, le processus de décision pourrait devenir plus distribué, et à certains égards, plus démocratique." Et renforcer par là même la confiance des Ukrainiens dans leurs institutions politiques.

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Officiellement, l’objectif était de trouver une issue à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Mais derrière le plan de paix américain, un projet en 28 points présenté il y a dix jours et rédigé sans les alliés européens de Kiev, une autre logique apparaît selon le Wall Street Journal : celle d’un deal économique inédit entre Washington et Moscou, au grand dam de l’Europe. Objectif pour le Kremlin : sortir l’économie russe, d’une valeur de 2 000 milliards de dollars, de l’isolement.
Tout a commencé loin des chancelleries, sur les rives de Miami Beach. Le mois dernier, trois hommes se sont réunis dans une villa avec un ordinateur portable : Steve Witkoff, promoteur immobilier devenu l’émissaire de Donald Trump, Kirill Dmitriev, ex-patron du fonds souverain russe et négociateur choisi par Vladimir Poutine, et Jared Kushner, le gendre du président américain. Si ces cadres se voulaient loin du faste de la Maison-Blanche, c’est là que s’est écrit l’essentiel du plan de paix américain.
Pour Kirill Dmitriev, l’idée est simple : transformer l’après-guerre en opportunité économique. En cas d’accord, les entreprises américaines pourraient accéder en priorité aux 300 milliards de dollars d’actifs russes gelés en Europe, et financer une reconstruction de l’Ukraine menée depuis Washington.
A plus long terme, plusieurs projets sont évoqués selon le WSJ : exploitation des ressources minières dans l’Arctique, investissements énergétiques et, dans une version plus ambitieuse encore, coopération spatiale entre SpaceX et le secteur spatiale russe - jusqu’à une mission conjointe vers Mars. Un comble quand on sait que les industries spatiales rivales des Etats-Unis et de la Russie s’étaient livrées à une véritable course pendant la Guerre froide.
Selon des responsables occidentaux, repris par le WSJ, le Kremlin travaille depuis des mois à contourner les canaux institutionnels américains pour proposer à l’administration Trump une relecture complète de la relation bilatérale : moins géopolitique, plus commerciale. Autrement dit, que la Russie ne soit considérée non plus comme une menace militaire, mais comme un marché à conquérir - avec un avantage stratégique pour les Etats-Unis sur leurs alliés européens.
"En proposant des contrats de plusieurs milliards de dollars dans le secteur des terres rares et de l’énergie, Moscou pourrait redessiner la carte économique de l’Europe, tout en semant la discorde entre l’Amérique et ses alliés traditionnels", souligne le Wall Street Journal.
Face à Kirill Dmitriev, Steve Witkoff et Jared Kushner ont semblé réceptifs, leur vision rejoignant sans surprise celle de leur président, Donald Trump. Déjà dans les années 80, l’ex-magnat de l’immobilier défendait l’idée que les frontières importaient moins que la capacité à faire des affaires. Il avait proposé de négocier personnellement une fin rapide de la Guerre froide tout en construisant ce qu’il présentait aux diplomates soviétiques comme une "Trump Tower" en face du Kremlin, avec le régime communiste comme partenaire commercial.
Lorsqu’une version préliminaire du plan en 28 points a fuité, elle a immédiatement suscité des protestations. Des responsables européens et ukrainiens y ont vu une reprise directe de la position russe, ignorant largement les exigences de Kiev. La Maison-Blanche a tenté de temporiser, affirmant alors qu’aucune décision n’était prise. Mais les doutes persistent. "Ce n’est pas un plan de paix, c’est un plan d’affaires", a tranché Donald Tusk, le Premier ministre polonais.
A noter que plusieurs proches de Vladimir Poutine - des oligarques sanctionnés, issus notamment de Saint-Pétersbourg - auraient envoyé des émissaires frapper discrètement aux portes d’entreprises américaines pour évoquer investissements et exploitation des terres rares. Toujours selon le Wall Street Journal, des discussions existeraient également autour d’un éventuel retour d’Exxon Mobil dans le gigantesque projet gazier de Sakhaline, sous réserve d’un feu vert politique. A croire que Donald Trump espère que la paix pourra rapporter gros.

© afp.com/ANDREW CABALLERO-REYNOLDS