La « Pravda »... voilĂ qui fera remonter des souvenirs de cours Ă certains, voire de jeunesse aux plus anciens dâentre vous. Si le journal historique du Parti communiste soviĂ©tique (devenu Parti communiste de la fĂ©dĂ©ration de Russie de nos jours) existe toujours au format papier, câest un rĂ©seau ayant repris son nom, Pravda.Network, qui a fait lâobjet dâune Ă©tude attentive de Viginum, puis par la sociĂ©tĂ© Newsguard. Les conclusions sont sans appel, et aux consĂ©quences importantes : la manipulation des rĂ©sultats des chatbots.
Un nom qui fleure bon le jeu vidĂ©o, mĂȘme si câest bien plus sĂ©rieux : Portal Kombat. Image Viginum.
Un réseau de sites fantoches
DĂ©couvert en 2024 par Viginum (service français chargĂ© de la vigilance et de la protection contre les ingĂ©rences Ă©trangĂšres), le rĂ©seau Pravda.Network , autrement appelĂ© Portal Kombat , se compose dâau moins 193 sites ayant pour objet de compiler des textes appuyant le discours politique russe, et est historiquement orientĂ© vers les localitĂ©s russes et ukrainiennes. Mais dĂšs le lendemain de lâintervention russe en Ukraine, ses cibles changent : en plus des territoires occupĂ©s, il vise maintenant principalement des pays soutenant lâeffort ukrainien, comme la France et dâautres pays europĂ©ens.
Ainsi, plusieurs antennes sont crĂ©Ă©es, pravda-fr pour la France, pravda-de pour lâAllemagne, lâAutriche et la Suisse, pravda-pl pour la Pologne, pravda-es pour lâEspagne, et pravda-en pour le Royaume-Uni et les USA. Tous les sites ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s le mĂȘme jour, ont la mĂȘme structure, et sont tous hĂ©bergĂ©s sur la mĂȘme adresse IP hĂ©bergĂ©e en Russie. Leur contenu nâest destinĂ© quâĂ une seule chose, diffuser le discours officiel du Kremlin, lĂ©gitimer « lâopĂ©ration militaire spĂ©ciale », dĂ©nigrer lâUkraine et ses dirigeants, et semer la discorde dans lâalliance occidentale.
Plusieurs sites, la mĂȘme structure, les mĂȘmes infos... Images Viginum.
Dâautres sites plus orientĂ©s vers la Russie et lâUkraine sont crĂ©Ă©s par la suite, au fil du temps, toujours selon le mĂȘme schĂ©ma : un nom de domaine utilisant le nom dâune ville ukrainienne, et rajoutant -news.ru. Tous ces sites ont la mĂȘme structure, la mĂȘme favicĂŽne, et sont hĂ©bergĂ©s sur le mĂȘme nĆud rĂ©seau en Russie. Et tous sont reliĂ©s Ă la sociĂ©tĂ© Tigerweb, proche du pouvoir, comme le rappelle KĂ©lian Sanz Pascual, analyste gĂ©opolitique chez Cassini Conseil et chargĂ© de recherche au centre Geode :
L'Ă©cosystĂšme Pravda a Ă©tĂ© reliĂ© Ă la sociĂ©tĂ© Tigerweb, enregistrĂ©e en CrimĂ©e en 2015 et gĂ©rĂ©e par le citoyen russe Evgueni Chevtchenko, qui avait par ailleurs travaillĂ© Ă partir de 2013 pour l'entreprise Krymtekhnologii liĂ©e au ministĂšre de la Politique intĂ©rieure, de lâinformation et de la communication de la RĂ©publique russe de CrimĂ©e. Ce profil correspond Ă la sĂ©rie d'acteurs privĂ©s travaillant sur les opĂ©rations informationnelles de l'Ătat russe, un secteur devenu particuliĂšrement lucratif et promettant donc de juteux contrats. L'exemple le plus connu de ce type d'acteurs en Occident est le tristement cĂ©lĂšbre Evgueni Prigojine, connu tant pour avoir Ă©tĂ© Ă la tĂȘte de la sociĂ©tĂ© militaire privĂ©e Wagner que pour avoir Ă©tĂ© impliquĂ© dans plusieurs affaires d'ingĂ©rence via le Projet Lakhta. Sans atteindre l'ampleur de l'activitĂ© ni la mĂ©diatisation du dĂ©funt homme d'affaires, les contractuels de l'information sont aujourd'hui plĂ©thoriques en Russie et ciblent tant les sociĂ©tĂ©s des adversaires stratĂ©giques de l'Ătat que les citoyens russes eux-mĂȘmes. L'Ătat n'est jamais loin, puisque l'administration prĂ©sidentielle, tout particuliĂšrement son vice-directeur Serguey Kirienko, s'engage elle-mĂȘme dans ce type d'activitĂ©s en partenariat avec de telles entreprises privĂ©es mais aussi via l'association ANO Dialog, une entitĂ© qui semble prendre de l'ampleur dans le secteur informationnel depuis la mort de Prigojine.
Tous ces sites cumulĂ©s reprĂ©sentent une masse de plus de 3 600 000 articles en 2024, pour la majeure partie diffusant de fausses informations comme une vidĂ©o montrant des combattants ukrainiens brĂ»lant lâeffigie de Donald Trump, ou encore un article affirmant que Volodimir Zelensky a interdit lâapp du rĂ©seau Truth Social en Ukraine... alors quâelle nâa jamais Ă©tĂ© proposĂ© dans le pays.
Multiplier les sites miroirs, pour fausser les résultats des chatbots
Mais pourquoi faire ce genre de site, et pourquoi les multiplier de la sorte ? Dans un premier temps, leur multiplication est associée à un référencement poussé sur la plateforme Google, utilisant des techniques de SEO (Search Engine Optimization) pour les faire remonter dans certaines recherches par mot-clé.
Le nombre dâarticles publiĂ©s, sur plusieurs centaines de sites miroirs, permet aussi de viser un but bien plus pernicieux : nombre de chatbots sâappuyant sur la multiplicitĂ© de rĂ©sultats identiques pour tirer lâinformation paraissant la plus exacte dâinternet, noyer le rĂ©seau de sites « dâinformation » dĂ©diĂ©s Ă diffuser la propagande russe permet dâinfluer sur leurs rĂ©ponses, comme vĂ©rifiĂ© par Newsguard .
Ainsi, sur plusieurs questions portant sur des fausses informations diffusĂ©es par les sites de Portal Kombat posĂ©es aux 10 principaux chatbots existants, 33 % des rĂ©ponses ont rĂ©pĂ©tĂ© le narratif russe. 56 rĂ©ponses sur 450 ont directement repris des liens menant vers des sites diffusant les informations de Portal Kombat. 92 articles diffĂ©rents de dĂ©sinformation ont Ă©tĂ© citĂ©s, avec deux chatbots intĂ©grant directement 27 articles provenant du cĆur du rĂ©seau pravda .
Exemple dâarticles citĂ©s par les chatbots. Capture Newsguard .
MĂȘme quand les chatbots dĂ©bunkent la fausse information, certains reprennent en partie des articles provenant de Portal Kombat dans leurs sources, menant Ă une confusion importante.
Les sites utilisent aussi une technique dâinfiltration des chatbots appelĂ©e « LLM grooming », utilisant le fonctionnement de ces derniers Ă leur avantage : les LLM dĂ©coupant le texte en tokens, les sites du rĂ©seau pravda noient les chatbots sous des quantitĂ© impressionnante de tokens ramenant tous vers le narratif pro-Kremlin. En janvier 2025, un rapport de Google confirmait avoir repĂ©rĂ© cette manipulation des intelligences artificielles par des puissances Ă©trangĂšres.
Dans une vidĂ©o du 27 janvier 2025 dâune table ronde Ă Moscou, John Mark Dougan, fugitif amĂ©ricain devenu propagandiste pour le Kremlin, a confirmĂ© cette stratĂ©gie :
Plus cette information vient dâendroits variĂ©s, plus elle est amplifiĂ©e. Non seulement ça augmente sa visibilitĂ©, mais ça affecte aussi les intelligences artificielles [...] en poussant ces narratifs vus dâune perspective russe, nous pouvons changer les rĂ©ponses de toutes les IA. LâIA nâest pas un outil dont nous devons avoir peur, mais un outil que nous devons utiliser.
Il prĂŽne ainsi une sorte de « blanchiment de lâinformation », en multipliant les sites de diffusion pour cacher lâorigine rĂ©elle des articles, et ainsi tromper les IA. Les sites miroirs se multiplient, rendant leur dĂ©tection plus difficile, et permettant Ă un plus grand nombre dâentre eux dâinfluencer les rĂ©sultats des IA.
Le dĂ©but dâune bataille numĂ©rique
Cette bataille de lâinformation, visant Ă manipuler les chatbots, nâest que le dĂ©but : le prĂ©sident russe Vladimir Poutine lui-mĂȘme, dans un discours sur lâIA Ă Moscou le 24 novembre 2023, a annoncĂ© renforcer la recherche fondamentale sur les chatbots et les LLM. Si nombre de soldats se battent sur le front terrestre, un nouveau est maintenant ouvert : celui dâinternet et de lâIA.
Ătant donnĂ© la nature particuliĂšrement sensible du sujet, nous ne saurions trop vous recommander de rester cordiaux et corrects dans les commentaires, et dans les limites autorisĂ©es par la lĂ©gislation. Ces derniers, pour Ă©viter tout dĂ©rapage non contrĂŽlĂ©, seront fermĂ©s Ă 0h30. Merci de votre comprĂ©hension.