Donald Trump en guerre contre les musées : la bataille du "récit national"
C’est un tableau qui dépeint dans un style réaliste un couple de migrants avec deux enfants en train de descendre d’une échelle après avoir enjambé le mur à la frontière mexicaine. L’air apeuré, ils viennent de poser le pied au Texas, éclairés par le soleil levant. La toile de Rigoberto Gonzalez a été semi-finaliste d’une compétition à la National Portrait Gallery à Washington. Mais si cela ne tenait qu’à la Maison-Blanche, elle serait mise à l’index. Et pas pour des motifs esthétiques. Son crime ? Elle "commémore l’acte de traverser illégalement" la frontière.
L’administration Trump vient de publier une liste d’œuvres et d’expositions dans les musées nationaux américains qu’elle estime éminemment condamnables pour leurs descriptions de la sexualité, de la race, de l’immigration… Outre la peinture de Gonzalez, on y trouve une statue de la Liberté en papier mâché au teint mat qui au lieu d’une torche tient une tomate, symbole de la lutte des ouvriers agricoles latinos, une animation sur la carrière du Dr Anthony Fauci, le responsable de la lutte contre le Covid et ennemi juré des conservateurs, un film sur une bavure policière qui est jugé biaisé… Elle s’en prend aussi à une exposition sur Benjamin Franklin (1706-1790), l’un des pères fondateurs des Etats-Unis, trop centrée sur le fait qu’il était propriétaire d’esclaves.
Après s’être emparé de la direction du Kennedy Center, le grand centre de spectacles de Washington, Donald Trump poursuit sa prise de contrôle des institutions culturelles américaines. Sa nouvelle cible, c’est le Smithsonian, qui rassemble des centres de recherche, des bibliothèques et 21 musées nationaux, dont la Portrait Gallery, le Musée de l’air et de l’espace, le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaine… Il lui reproche d’être trop "woke" et de donner une vision historique trop négative.
Une ingérence de l’Etat sans précédent
Tout a commencé en mars. Le président, jusqu’ici plus connu pour son goût pour la télé-réalité et les défilés militaires, a signé un décret intitulé "Restaurer la vérité et le bon sens de l’histoire américaine". Sur la dernière décennie, clame-t-il, "un large effort pour réécrire l’histoire de notre nation" a été entrepris, qui "cherche à saper les réussites remarquables des Etats Unis en présentant ses principes fondateurs" comme "intrinsèquement racistes, sexistes, oppressifs ou autrement irrémédiablement viciés". Il épingle spécifiquement le Smithsonian "sous l’influence d’une idéologie clivante centrée sur la race". Le décret nomme J. D. Vance, le vice-président, à son conseil d’administration pour remettre de l’ordre. Dans les faits, c’est à Lindsey Halligan, une jeune femme de 35 ans, ex-membre de l’équipe d’avocats de Trump, qu’il revient de gérer le nettoyage des collections. Tant pis si elle n’a aucune expérience ni formation historique. Avant de venir à Washington, elle était spécialiste d’assurances et a participé deux fois à l’élection de miss Colorado.
Dans la foulée, Donald Trump a limogé ou poussé vers la sortie toute une série de responsables culturels : la patronne des Archives nationales, les directrices de la bibliothèque du Congrès et de la National Portrait Gallery… au motif pour les deux dernières d’être trop "woke". Le mois dernier, il a annoncé un audit sur huit musées du Smithsonian. Une ingérence de l’Etat sans précédent. "Le gouvernement ne devrait pas changer ou influencer le contenu des musées pour qu’il soit conforme à son but politique", résume Lisa Strong, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Georgetown. Les directeurs des huit musées ont cent vingt jours pour remplacer "tout langage clivant ou idéologique".
L’annonce de cet audit au moment où le chef de l’Etat envoyait la Garde nationale et prenait le contrôle de la police de Washington, marque une nouvelle étape dans sa domination des institutions culturelles de la capitale. "A toutes les époques dans le monde, des gouvernements ont voulu imposer leur conception de l’art, mais on n’a jamais vu ce type d’interventionnisme aux Etats Unis, ce qui le rend d’autant plus choquant", analyse Christopher Denby, fondateur du Advisory Board for the Arts, un cabinet international de conseil.
Quelques jours plus tard, le président a accusé violemment le Smithsonian sur son réseau social d’être "hors de contrôle". Il lui reproche particulièrement sa représentation de l’histoire afro-américaine et sa focalisation sur "les méfaits de l’esclavage", le côté "horrible" du passé du pays et pas assez sur "ses réussites" et "son éclat". Donald Trump "essaie d’effacer l’histoire noire", s’est récrié sur X Gavin Newsom, le gouverneur démocrate de Californie.
"Retour en arrière"
Depuis son arrivée, l’administration s’est efforcée de gommer les références à l’esclavage, au racisme, à la discrimination raciale… Les sites des ministères ont été purgés des termes "oppression", "ségrégation", "injustice". Les agences fédérales essaient de minimiser la contribution de héros afro-américains. L’armée de l’air ne parle plus des exploits des Tuskegee, un groupe de pilotes noirs pendant la Seconde Guerre mondiale. Le site des Parcs nationaux a éliminé – avant de la remettre face au tollé — la mention de Harriet Tubman, une militante anti-esclavagiste. Les bases militaires débaptisées sous Joe Biden portent de nouveau le nom de généraux confédérés. En avril, la bibliothèque de l’Ecole de la Marine dans le Maryland a supprimé des rayonnages 381 livres sur les droits civiques et surtout la diversité et l’inclusion, thème banni de l’éducation par un autre décret.
Cette réécriture édulcorée du passé alarme les historiens. "Cette interférence politique qui entend mettre en avant une version triomphale de l’histoire, où tout doit être positif, est extraordinairement inquiétante et dangereuse, estime Sarah Weicksel, directrice de l’Association historique américaine. L’esclavage a fait partie de notre pays pendant plus de deux cent cinquante ans et a façonné la politique, l’économie, la société. On ne peut pas comprendre l’histoire des Etats Unis sans lui." Selon elle, on assiste à un "retour en arrière". "Ces dernières décennies, les musées ont fait de plus en plus de progrès pour présenter une variété de perspectives. Aujourd’hui, on revient à un point de vue simplificateur centré sur les Blancs et les grands hommes."
Le chef de l’Etat, en théorie, n’a pas l’autorité d’imposer ses directives au Smithsonian, dont le statut est celui d’institution indépendante. Pourtant, elle va avoir du mal à s’y opposer. Son budget de plus d’un milliard de dollars dépend à 62 % de subventions publiques. Le président a promis d’autres audits et même les musées privés, dont beaucoup reçoivent des aides de l’Etat, risquent de devoir s'incliner face aux menaces.
"La grande inquiétude, c’est qu’ils se mettent à faire de l’autocensure par peur de se voir couper les budgets," poursuit Lisa Strong. Or c’est déjà le cas. L’artiste Amy Sherald a annulé son exposition à la National Portrait Gallery qui ne voulait pas exposer sa toile représentant une statue de la Liberté noire et transgenre. Le Musée national de l’art africain a soudainement reporté une expo d’artistes africains LGBT prévue en mai. Quant au Musée national d’histoire américaine, il a enlevé la mention de Donald Trump dans une vitrine sur les présidents qui ont fait l’objet de procédures de destitution. Il l’a finalement remise, dans une version expurgée.
"Un âge d’or de la culture et de l’art"
Mais plus que le Smithsonian, c’est le Kennedy Center, le centre culturel le plus prestigieux du pays, qui intéresse Donald Trump. Un mois après son arrivée au pouvoir, à la surprise générale, il a remplacé tous les membres du conseil d’administration par des alliés et s’est fait élire à la tête de l’institution. Il a promis un "âge d’or de la culture et de l’art" et a nommé comme directeur Richard Grenell, un loyaliste. Depuis, le Kennedy Center fait l’objet d’une purge sévère. Des dizaines d’employés ont été remerciés ou sont partis, dont la soprano Renée Fleming, conseillère artistique. Richard Grenell vient de licencier l’équipe chargée des programmes de danse au motif qu’il voulait des spectacles plus "grand public" comme So you can dance, une compétition de télé-réalité sur Fox News.
Ces bouleversements brutaux ont un impact négatif sur les ventes d’abonnement. En juin, elles étaient en baisse de 36 % , par rapport à l’année précédente. Certains artistes ont annulé leurs représentations, parmi lesquelles la comédie musicale Hamilton. Le président a heureusement trouvé des attractions de remplacement. Lors d’une conférence de presse, coiffé d’une casquette avec le slogan "Trump a eu raison sur tout !", il a annoncé que le Kennedy Center allait accueillir en décembre le tirage au sort de la Coupe de monde de foot, programmée aux Etats-Unis en 2026. Il a aussi sélectionné lui-même sans consulter la Commission en charge, les futurs lauréats des Kennedy Center Honors (l’équivalent de l’Ordre des Arts et des Lettres) qui seront distingués en décembre. Parmi eux : l’acteur Sylvester Stallone, la chanteuse Gloria Gaynor, le groupe de rock Kiss... Encore plus extraordinaire, c’est le président des Etats Unis en personne qui va jouer le maître de cérémonie.
Cet intérêt pour le Kennedy Center a toutefois du bon. Le Congrès lui a alloué 257 millions de dollars de subventions publiques, soit six fois le montant habituel. La majorité des fonds va servir à la rénovation de cet édifice monumental aux allures de mausolée stalinien. On va repeindre les colonnes d’un "beau blanc", restaurer le marbre et remplacer la pelouse par "la plus belle des herbes", a déclaré le président. Il a évoqué de nouveau l’idée de rebaptiser le Centre à son nom. Les élus républicains de la Chambre poussent, eux, à nommer l’une des salles de spectacle "Melania Trump".
Son mari a un autre projet culturel qui lui est cher : la création d’un jardin national des héros américains, un ensemble de 250 statues de sportifs, scientifiques, chanteurs… Pour l’instant, le site n’est toujours pas choisi. Partout ailleurs, l’administration coupe les budgets de la culture. Elle envisage d’éliminer le National Endowments for the Arts et for Humanities et l’Institute of Museum and Library Services, des agences chargées de financer les musées et les bibliothèques…
Curieusement, la communauté artistique, d’habitude si prompte à défendre la liberté d’expression, reste assez silencieuse. En coulisses, cependant, s’esquissent quelques réactions. "On voit beaucoup de donateurs se mobiliser, se dire prêts à jouer un plus grand rôle", observe Christopher Denby. La Mellon Foundation et la Fondation Andy Warhol pour les arts visuels ont annoncé chacune des aides financières aux petites institutions culturelles menacées de fermeture.
En attendant, l’illustrateur Felipe Galindo à sa grande surprise a découvert qu’un de ses dessins exposé au Musée de l’histoire américaine figurait sur la liste des œuvres condamnées par la Maison-Blanche. Il fait, selon elle, la promotion de l'ouverture de la frontière. On y voit un enfant qui contemple avec envie le feu d’artifice du 4-Juillet de l’autre côté du mur entre le Mexique et les Etats Unis. "Je me sens vulnérable", a-t-il écrit sur Instagram. "Est-ce le sentiment qu’avaient les artistes à l’époque d’Hitler quand leurs oeuvres étaient étiquetées ’Art dégénéré' ?"
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