En Syrie, la nouvelle vie des djihadistes français : "Je suis ici pour délivrer le monde entier"
Entre deux hommes flanqués d’une kalachnikov, Mohammed* fait un salut de la main en entendant l'auteur de ces lignes parler français. Le quarantenaire, en tenue de combat, se tient au pied d’une rangée de tanks échoués sur la place des Omeyyades. Le foulard sur son visage peine à dissimuler son sourire. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas vu de visiteurs venus de son pays natal. Ce 9 décembre 2024, le soleil matinal rayonne dans l’air glacial qui enveloppe Damas. "Bonjour la France et vive la chute du régime", lâche d’un ton jovial cet homme qui vient pour la première fois d'entrer dans la capitale syrienne. La veille, à l’aube, des milliers de rebelles islamistes rassemblés sous la bannière du Hayyat Tahrir el-Cham (HTC) sont parvenus à faire chuter le régime de Bachar el-Assad, mettant un point final à cinq décennies de dictature. Parmi eux se trouvaient des combattants étrangers, dont quelques dizaines de Français.
Huit mois se sont écoulés depuis cette scène. Ahmed al-Charaa est devenu le président de facto d’un pays en ruine, qui se relève difficilement de treize années de guerre civile. Quant à Mohammed, il est depuis longtemps retourné dans la région d’Idlib, où il vit avec sa famille. C’est dans cette zone du nord-ouest du territoire, devenue pendant la guerre un bastion de l’opposition au régime de Bachar, que résident la plupart des 120 djihadistes français qui vivent encore librement en Syrie. Après la fuite du dictateur, notre interlocuteur dit avoir rangé sa tenue de combat au placard et trouvé un emploi qui lui permet de gagner un maigre salaire.
C’est en juillet 2017 qu’il rejoint le nord-ouest de la Syrie, pour "sauver la population" musulmane massacrée par le régime. Un motif régulièrement invoqué par les quelque 2 000 djihadistes français qui ont tenté (avec succès ou non) de rejoindre la zone irako-syrienne. Il prend part aux combats au sein de différentes factions dont certaines sont placées sur la liste des Nations unies des organisations liées à Al-Qaida et au groupe Etat islamique - sans qu’il n’ait activement été membre de Daech.
Des centaines de djihadistes français partis en Syrie
Très vite, il est gagné par la désillusion. "J’ai vu tellement de choses qui m’ont dégoûté dans le comportement des autres combattants". Le vol, le mensonge…: il dit retrouver en Syrie ce qu’il a fui en France. La guerre désormais terminée, Mohammed redouble de critiques envers son pays d’adoption. "Nous avons tout donné pour les Syriens, mais nous n’avons rien eu en retour. C’est un peuple de radins, mal éduqué", se plaint-il.
En décembre 2024, quelques jours après son arrivée au pouvoir, Ahmed al-Charaa annonce vouloir accorder la nationalité à tous les combattants étrangers qui ont participé à l’assaut contre le régime. Mohammed, qui n’a plus de documents valides, considère cette nationalité comme un "droit", mais affirme ne pas en vouloir. "S’ils nous la donnent, c’est lié à une pression de l’extérieur, notamment de la France, qui ne veut pas que l’on rentre", croit-il savoir. Plusieurs djihadistes étrangers, dont au moins un Français, ont soumis au ministère de l’Intérieur syrien une pétition réclamant leur naturalisation, selon l’agence Reuters.
Mohammed assure ne pas envisager de retour dans l’Hexagone, où il sait qu’il sera jugé. Depuis 2014, plusieurs centaines de Français partis en Syrie ont été condamnés pour des faits liés au djihadisme. Les peines encourues vont jusqu’à trente ans de rétention. En fin d’année dernière, Olivier Christen, procureur national antiterroriste, a affirmé dans une interview à France 2 que si les djihadistes français "venaient à sortir de la Syrie", des dispositifs permettraient de les appréhender.
Pour ne rien arranger, Mohammed est connu pour avoir été impliqué dans le financement de tentatives de libération de femmes de l’Etat islamique incarcérées dans les camps du nord-est syrien, selon une source sécuritaire française. "En tant que musulman, je préfère vivre dans un pays musulman. Le système français est contre les musulmans. Ils ne peuvent pas vivre comme ils veulent. Tu dis 'Allah Akbar' et ça y est, tu es un terroriste. Même les pédophiles prennent moins de prison que nous", veut croire le combattant vétéran, loin d’être déradicalisé.
Omar Omsen, considéré comme l’un des principaux recruteurs
Dans une impasse, il ne cache pas son amertume. "Nous sommes des clandestins, des 'clodos'. Je n’ai pas de papiers, pas de compte bancaire, pas de carte vitale. Voilà ma vie : je n’ai rien. Même les’clodos’ont une carte de séjour", se lamente Mohammed, avec une nette tendance à jouer les victimes. A Idlib, il côtoie d’autres djihadistes français, qui forment un groupe à part. Mais leurs positions divergent et les tensions sont nombreuses.
Un Français, en particulier, ne fait pas consensus : Omar Diaby. Plus connu sous le nom d’Omar "Omsen" - contraction d’Omar et de Sénégal, son pays d’origine qu’il a quitté pour la France à 7 ans. Il est à la tête de la Firqat al-Ghouraba ("Brigade des étrangers"), un groupe de plusieurs dizaines de combattants francophones, dans un camp situé dans la ville de Harim, à l’extrême nord-ouest de la Syrie, tout près de la Turquie. L’homme est considéré par les services de renseignement comme l’un des principaux recruteurs de djihadistes français. Il a fait de la cité de l’Ariane à Nice, dont il est originaire, l’une des principales plates-formes de départ vers la Syrie dans les années 2010.

Pour Omar Omsen, le départ de Bachar el-Assad ne signifie pas pour autant la fin de la lutte armée. "Quand nous sommes venus ici, nous avions en tête un projet islamique mondial, explique-t-il au téléphone à L’Express. Je ne suis pas là pour ne délivrer que la Syrie, mais le monde entier, dont la France, et je compte bien mourir pour ce projet". Toujours aussi extrémiste, le Niçois veut imposer le "vrai islam" afin de mettre un terme à l’expansion d’une "pourriture" promue par l’Occident. Il ne se déclare pas français mais de "nationalité musulmane". Charismatique et autoritaire, Omar Omsen, qui affirme s’être radicalisé après le 11 septembre, devient à l’époque une figure de la djihadosphère grâce à sa série de vidéos d’embrigadement intitulée 19HH, dont le titre fait référence à l’attentat des tours jumelles.
Toujours offensif, il confie préparer une nouvelle série de vidéos nommée Le Chemin des Justes. "Je repars du début pour qu’on puisse comprendre ce qu’est le djihad, pourquoi il a été instauré dans notre religion", détaille celui qui affirme toujours jouir d’une certaine aura en Europe. Il en veut pour preuve qu’au moins quatre Européens "francophones" ont selon lui rejoint son camp depuis la chute du régime. "Omar Omsen a retrouvé un pouvoir d’attraction et il recommence à faire du prosélytisme en France, note un observateur français. Son groupe a de nouveau attiré l’attention en fin d’année dernière car la moitié de ses membres ont participé à l’opération rebelle lancée vers Damas". "Nous avons participé à l’offensive à partir du 1er décembre et de la bataille de Hama, puis d’Homs, et nous sommes ensuite allés à Lattaquié", raconte le Niçois.
Omar Omsen ne cache pour autant pas son hostilité envers le nouveau maître de la Syrie. "Tout d’un coup, on a vu le dirigeant du bateau sauter sur un autre bateau et commencer à tirer sur le nôtre", fulmine-t-il. Durant la guerre civile, Ahmed al-Charaa a été à la tête de la branche syrienne du groupe Al-Qaida, avant de se distancier de l’organisation terroriste et de mettre en place en janvier 2017 un gouvernement dans la région d’Idlib, qu’il dirigeait. En parallèle, il a cherché à écarter tout groupe jugé trop radical, faisant taire toute voix dissidente - Omar Omsen a été emprisonné par le HTC entre août 2020 et janvier 2022.
"Ils restent des gens très dangereux"
Désormais, la priorité de l’ex-djihadiste à la tête du pays est de redorer son image aux yeux de la communauté internationale. La question des combattants étrangers est brûlante, car les chancelleries craignent qu’ils soient intégrés au nouvel appareil sécuritaire syrien. L’administration américaine a d’ailleurs fixé comme condition à la levée des sanctions leur mise hors d’état de nuire. Après avoir d’abord déclaré vouloir leur accorder la nationalité syrienne et les accepter dans l’armée, le président syrien par intérim est revenu sur sa position. "Les membres du groupe d’Omsen restent des gens très radicaux, considérés comme dangereux. Ils nous ont apporté plus de problèmes qu’autre chose et depuis 2020, ils sont sous surveillance permanente par la Sécurité générale", glisse à L’Express une source sécuritaire syrienne. Ce groupe bénéficie aujourd’hui d’une certaine autonomie, tout en étant dans les radars du nouveau pouvoir. Omar Omsen ne sort jamais de son camp, même s’il prétend en avoir le droit.
Comme d’autres djihadistes français en Syrie, il dénonce la politique d’ouverture du nouveau pouvoir promouvant les minorités, les femmes, et les libertés individuelles. "Joulani (NDLR : nom de guerre d’Ahmed al-Charaa) a fait une soupe, il a pensé qu’en mettant des légumes amers, sucrés, sans saveur, il allait faire un bon ragoût. Il s’est trompé. Il a mélangé les ennemis, les partisans et les victimes", tance Omar Omsen. Ce dernier cite comme premier "ennemi" la minorité alaouite - dont est issu Bachar el-Assad - et les Druzes. "Ce sont des traîtres, des poisons, on le voit bien aujourd’hui", assène-t-il. A la mi-juillet, la communauté druze - environ 3 % de la population - a été victime de massacres lors de violents combats avec des combattants sunnites dans la région de Soueïda, dans le sud du pays. Ces affrontements ont fait au moins 2014 morts en quelques jours, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme.
Lors de cet épisode, la Firqat al-Ghouraba s’est déployée sur le terrain. "Nous avons voulu intervenir mais le gouvernement a refusé, mes hommes se sont arrêtés à Hama", relate Omar Omsen. Le recruteur affirme aussi avoir envoyé ses hommes lors de la tuerie visant la minorité alaouite sur la côte syrienne, en mars dernier. Ils ont finalement été stoppés par les check-points du gouvernement. A l’avenir, le djihadiste n’exclut pas de jouer un rôle sécuritaire dans la nouvelle Syrie. "Si un ennemi se lève et que l’Etat peut régler le problème, alors il le règle lui-même. Mais si on voit qu’il n’y parvient pas, alors nous allons le faire clandestinement, prévient-il. C’est une obligation religieuse d’aller secourir ceux qui en ont besoin".
Le statut des djihadistes français, comme leur futur, reste flou. De leur côté, les autorités françaises restent discrètes sur cet épineux dossier politique. En plus de ces ex-combattants en liberté, 131 adultes du groupe Etat islamique et 130 enfants sont encore détenus dans les prisons et camps du nord-est syrien.
*Le prénom a été changé
© OMAR HAJ KADOUR / AFP