Philosophe tchèque né à Turnov, en Bohême, dans l’empire d’Autriche-Hongrie, en 1907, Jan Patocka a été professeur à l’université Charles de Prague. Empêché d’enseigner par les nazis puis empêché d’enseigner par les communistes, il n’aura, pour finir et dans l’ensemble de sa carrière, tenu sa chaire que sept ans en tout. Pour le reste, il subit le sort que le totalitarisme réservait à ses intellectuels : privé de passeport, interdit de publication, privé d’enseignement, il est employé comme manœuvre. Ces régimes sont pleins de balayeurs et de postiers nantis de bac + 15 – il faut bien produire l’égalité qu’on promet. Patocka écrit dans la solitude de l’interdit, et organise dans sa cave des séminaires clandestins. Lorsque, dans les années 1970, un petit cénacle s’organise pour parler contre le régime, le jeune Václav Havel vient lui demander d’en prendre la tête. C’est ainsi qu’il devient le premier porte-parole de la Charte 77, évidemment aussitôt cueilli par la police. Il meurt le 13 mars 1977, à 69 ans, après un dernier interrogatoire policier de plus de dix heures.
Patocka ne fut pas un dissident comme les autres. D’abord parce qu’il a été le chef de file d’une longue lignée qui devait mener à la liberté. Et puis en raison de l’argument même de son combat : il se bat d’abord contre le mensonge, dans un régime où, comme disait Orwell, on appelle “paix” la guerre, “liberté” l’esclavage et “égalité” les privilèges. Son mot d’ordre est “la vie dans la vérité”. En ce sens, il est le dissident majuscule. Il ne s’agit pas seulement d’appeler les choses par leur nom et d’énoncer la réalité politique et sociale telle qu’elle se présente, mais aussi d’accepter les réalités humaines élémentaires, que toute idéologie se fait fort de nier ou de retourner. D’après son élève Belohradsky, la dissidence consiste à tenir compte des “traces” de la vraie vie que le système totalitaire veut évincer – par exemple les préjugés et les scrupules. Il s’agit de se souvenir de ce qu’on peut appeler le bon sens ou la morale naturelle, que le système idéologique étouffe sous la loi implacable du progrès.
Une philosophie post-chrétienne
Pour ce faire, il s’appuie sur la phénoménologie, courant de pensée récent à son époque, qui traverse tout le XXe siècle et s’établit alors en lieu et place des pensées traditionnelles. Le précurseur et penseur principal en est Husserl. La phénoménologie remplace l’importance des dogmes par l’importance de la vie vécue, sur laquelle elle établit ses certitudes. Le “monde de la vie” déploie un grand nombre d’expériences dont on s’aperçoit qu’elles sont communes à tous les humains, et qui, à elles seules, parce que justement elles sont communes, confèrent un sens à la vie humaine. Si l’on se rend compte par exemple que toutes les sociétés humaines inventent des rites de mariage et de funérailles, comme le disait déjà Vico au XVIIe siècle, il apparaît que ces pratiques sont porteuses de sens pour l’humanité, et point besoin de religion pour cela. C’est alors à partir de ces pratiques que l’on va pouvoir découvrir et énoncer des droits humains universels – en ce sens, dans l’Enracinement, Simone Weil était phénoménologue. Patocka fut un disciple et un ami de Husserl, qui lui offrira, à l’occasion d’un Noël passé ensemble, le lutrin qui lui avait été offert auparavant par le président et philosophe Thomas Masaryk.
Cette lignée de philosophes partage un souci commun : la certitude qu’une grave crise spirituelle traverse la civilisation occidentale, au point de la mettre en péril.
Cette lignée de philosophes partage un souci commun : la certitude qu’une grave crise spirituelle traverse la civilisation occidentale, au point de la mettre en péril. Patocka ne parle pas seulement au nom des Tchèques persécutés par le communisme ; mais au nom des Occidentaux, qui semblent avoir perdu le sens de la vie. Il ne s’agit pas ici de religion. Les Tchèques, qui ont vécu avec les Français, historiquement, les guerres religieuses les plus meurtrières du continent, en sont restés areligieux, comme d’ailleurs les Français. Par ailleurs, chez les Tchèques, qui ont perdu leur aristocratie lors de la bataille de la Montagne Blanche au début du XVIIe siècle, l’aristocratie, ce sont les intellectuels. Résultent de ces deux facteurs des lignées de brillants penseurs agnostiques, dont Patocka est une figure de proue. Ces agnostiques pour autant sont loin de renoncer à la spiritualité, et ils élaborent au milieu du XXe siècle un humanisme nouveau, dont on peut trouver des visages dans l’Europe entière. On peut dire en ce sens que Patocka est l’un de ceux qui inaugurent ce que l’on pourra appeler la philosophie post-chrétienne.
Pour Patocka, chacun d’entre nous a une mission
Il écrit dans Qu’est-ce que les Tchèques : « Quand disparaît le transcendant, il reste le transcendé. » Ce qui signifie que la religion effacée ne laisse pas un humain tout-puissant et d’un coup devenu Dieu à la place de Dieu, mais un humain qui, toujours dépendant, se demande dès lors de quoi et de qui il va dépendre. La pensée sans Dieu est une longue aventure pour trouver un sens à la vie. Sans transcendance, Patocka confère une sorte de transcendance à l’éthique et à la responsabilité. Notre liberté consiste non pas à faire ce que nous voulons dans l’instant mais à ouvrir et à porter la responsabilité du sens, à savoir à quoi je vais me donner. Autrement dit, ma liberté consiste à choisir de quoi je serai responsable.
Cela revient à penser que chacun d’entre nous a une mission. Or la mission est en rapport avec les problèmes de l’époque : chacun aura pour tâche de répondre à l’appel d’un temps. Et le temps présent est marqué par une déshumanisation double, plongeant son fondement dans les mêmes racines et concrétisée à la fois en deux espaces et en deux temps : le totalitarisme communiste et le subjectivisme occidental.
Le totalitarisme communiste est le paysage dans lequel vit Patocka, qui, avec ses amis et ses élèves, devient d’emblée un dissident. C’est là une mission qui s’impose et donne sens à la vie : rendre témoignage à la vérité, parce que le totalitarisme ne tient que par le mensonge. La réalité, dit Belohradsky, est une bête blessée qui titube en laissant des traînées de sang. Le dissident, hanté par les traces de la réalité récusée, est pour ainsi dire transcendé par elle et prêt à mourir pour elle – ce sera le destin de Patocka. Car la seule existence authentique consiste à vivre dans la vérité. Là est la liberté humaine essentielle.
Un dissident qui refuse la vérité dogmatique
Dans la machine à broyer du totalitarisme, la vie dans la vérité est le seul pouvoir des sans-pouvoir, parce qu’elle extirpe l’âme du carcan du monde chimérique où l’on prétend la faire vivre. Mais il ne s’agit pas là d’une vérité alternative, comme on pourrait trouver le blanc au lieu du noir. Non, il s’agit de tout autre chose. Le dissident ne rejoint pas un autre dogme : il refuse la vérité dogmatique et aspire à vivre dans la problématicité. On verra plus bas que c’est là une spécificité de l’esprit occidental, mais c’est tout d’abord circonstance de rencontre et de communion.
Les humains anxieux de devoir demeurer sans réponse dogmatique forment cette communauté intranquille que Patocka appelle la « communauté des ébranlés ». Ainsi la morale ne se construit-elle pas autour de la transcendance mais autour de l’inquiétude, si commune à tous. L’importance de l’être avec l’autre est bien ce qui le sépare de Heidegger, lequel, comme disait Jaspers, ne parle jamais d’amour. Nous voyons apparaître ici, comme chez quelques autres auteurs de l’époque, un paysage postchrétien dans lequel la transcendance éclipsée laisse intacte la morale évangélique, reposant dès lors sur la tragédie humaine commune.
Dans la défense de cette communauté de l’inquiétude, Patocka est un militant – c’est-à-dire un convaincu qui veut convaincre – à la fois de la communauté, pour asseoir la morale, et de l’inquiétude, pour asseoir la problématicité. Tout cela est essentiel pour repousser les subjectivismes et pour sauver l’esprit européen.
Le totalitarisme et la modernité libérale naissent du même berceau
Dans ce qui ressemble bien à un combat philosophique, l’adversaire est une modernité mal vécue et mal comprise, qui a donné lieu au subjectivisme, lequel produit les deux totalitarismes, et en même temps l’Occident libéral postmoderne. Le totalitarisme et la modernité libérale naissent du même berceau. Communisme et fascisme sont des héritiers du subjectivisme moderne. Et par le même inquiétant héritage, les sociétés occidentales libérales nourrissent, dans leur liberté même, un esprit analogue à celui des totalitarismes. C’est ce que dira plus tard Václav Havel, qui fut un disciple de Patocka : le totalitarisme n’est qu’un miroir grossissant de la modernité occidentale.
Communisme et fascisme sont des héritiers du subjectivisme moderne.
Comment cela ? Chez l’un et chez l’autre, le subjectivisme suscite le déni de réalité – qu’il s’agisse des vérités alternatives orwelliennes du communisme ou bien, chez nous aujourd’hui, de la théorie du genre qui consiste, rien de moins, à « échapper imaginairement à la condition humaine sexuée » (Jean-Pierre Lebrun). Par ailleurs, chez l’un et chez l’autre, le souci de l’avoir l’emporte sur le souci de l’être, qui est le souci de l’âme. C’est toujours une déshumanisation, avec ou sans la terreur.
Ce n’est pas la modernité des droits de l’homme que critique Patocka, mais la modernité productrice de subjectivisme, du sujet qui ne se reconnaît aucune autorité et se croit fondateur de tout, qui se croit son propre centre. Le subjectivisme produit le sentiment général de la perte du sens. Et pourtant… détacher la modernité du subjectivisme, est-ce possible ? Peut-on sauver la modernité des droits de l’homme en récusant l’individualisation qui semble mener fatalement au subjectivisme ? C’est bien là le projet de Patocka, même si la réponse demeure inachevée, parce que la question est paradoxale.
Déconstruire la déconstruction
Persuadé de l’erreur fatale du subjectivisme, Patocka propose de déconstruire la déconstruction. Pour lui, ce n’est pas là une trahison de l’esprit de doute des Lumières, mais, au contraire, un retour à la maison. La dissidence face au subjectivisme totalitaire ou non, qui n’est que la figure monstrueuse des Lumières, sera un retour à soi.
L’esprit de doute des Lumières ne justifie pas une volonté de se créer soi-même, mais la capacité de chercher, dans l’inquiétude et l’obscurité, les limites de ce qui ne dépend pas de nous.
Comment comprendre cela ? Par un retour à la vraie définition des Lumières. L’esprit de doute des Lumières ne justifie pas une volonté de se créer soi-même, mais la capacité de chercher, dans l’inquiétude et l’obscurité, les limites de ce qui ne dépend pas de nous. L’être humain n’est pas une origine absolue. Il dépend de lois qui le précèdent. L’homme ne fait pas la morale, c’est elle qui le fait. Il ne peut pas produire son propre bonheur : seulement celui de l’autre. L’humain est créature finie, donc tourmentée, qui constamment dépend des autres.
Patocka enracine sa philosophie existentielle dans une haute idée de la culture européenne. Une idée si haute que le particularisme d’aujourd’hui pourrait lui en faire le reproche. Il voit dans la culture européenne l’apparition du monde historique proprement dit : la sortie des mythes et des mystères, l’ébranlement du sens auparavant accepté sans questions, la fin de l’enchantement et le commencement de la problématicité, donc de la philosophie.
C’est là le fondement du souci premier : le soin de l’âme. Autrement dit, le souci spirituel et intellectuel, la passion pour la question bien posée, l’intranquillité permanente devant l’avenir et les fins dernières. Dans Platon et l’Europe , l’ouverture à ces questions, depuis les anciens, forme « un projet de vie, quelque chose qui transforme la malédiction en grandeur ». Le soin de l’âme, c’est la vie en vue de la liberté et non plus le vivre pour vivre. Tout en résulte, y compris la démocratie, qui ne se conçoit que dans l’ébranlement du sens, la mise en question permanente. Patocka est l’Européen magistral, poursuivi par les points d’interrogation.
Insurrection des particularités, de Chantal Delsol, Les Éditions du Cerf, 320 pages, 21,90 €.
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